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Afrique subsaharienne : « 44 % des mères adolescentes souffrent de dépression post-partum »

17 juillet 2024
10 min

Dans cet entretien avec Tama Média, Dr Sylvia Kiwuwa Muyingo, Chercheuse associée au Centre africain de recherche sur la population et la santé (APHRC, sigle en anglais) explore les défis critiques dans la collecte de données sur la santé mentale des mères adolescentes en Afrique subsaharienne, les initiatives prometteuses pour surmonter ces obstacles ainsi que les approches innovantes pour améliorer la détection et la prise en charge des problèmes de santé mentale chez les jeunes mères.

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Propos recueillis par Jean-Charles KABORÉ


Dr Sylvia Kiwuwa Muyingo
Dr Sylvia Kiwuwa Muyingo, Chercheuse associée au Centre africain de recherche sur la population et la santé

Tama Média : quels sont les principaux défis que vous rencontrez dans la collecte de données précises sur la santé mentale des mères adolescentes en Afrique subsaharienne ?

Dr Sylvia Kiwuwa Muyingo : il existe peu de données sur l’état de la santé mentale en Afrique subsaharienne dans différentes catégories démographiques. Cela nous empêche de disposer d’informations nécessaires pour comprendre l’ampleur du problème et orienter les interventions. En ce qui concerne les mères adolescentes, les défis à relever sont nombreux.

D’abord, il y a la réticence à participer par peur de la stigmatisation et de la discrimination. Globalement, 44 % des mères adolescentes souffrent de dépression post-partum et sont confrontées à un taux de troubles mentaux deux fois plus élevé que les mères plus âgées. Mais cette condition n’est pas bien étudiée.

Les mères adolescentes, dont la dépression n’est pas traitée, ont beaucoup plus de chance d’avoir une deuxième grossesse dans les deux ans qui suivent. Pour les adolescentes, la transition vers la maternité a le pouvoir de transformer leur vie de manière positive.

Cependant, les expériences négatives vécues pendant l’enfance contribuent aux mauvais résultats de l’adolescente en matière d’éducation, d’emploi et de santé mentale plus tard à l’âge adulte.

Les problèmes mentaux causent une stigmatisation et une discrimination importantes en particulier chez les jeunes filles enceintes. Car elles ne sont pas en mesure d’ouvrir les yeux sur les difficultés mentales qu’elles rencontrent.

Ensuite, il y a l’accès limité aux soins de santé. De nombreuses mères adolescentes vivant dans les pays d’Afrique subsaharienne ont un accès limité aux services de santé, y compris au soutien psychiatrique. Ce qui entrave notre capacité à identifier et suivre leurs besoins en matière de soins de santé mentale.

Les jeunes mères signalent souvent que la stigmatisation associée au besoin de soins de santé mentale, ainsi que la crainte que les soignants apprennent qu’elles recherchent ces services, constituent des entraves supplémentaires à l’accès aux services.

À ces deux obstacles s’ajoute aussi la disponibilité de peu d’experts fournissant des services spécifiquement adaptés aux adolescentes enceintes ou à celles qui sont en période postnatale dans cette région.

La plupart des communautés dotées de systèmes de soins de santé primaires font état d’une insuffisance de services de santé mentale spécialisés pour répondre aux besoins des jeunes enceintes et des jeunes en post-partum.

La collecte de données est également un autre défi que nous rencontrons. Il est difficile de recueillir des données représentatives et de qualité en raison du manque de ressources, de l’absence d’outils de dépistage standard et des problèmes de rétention d’informations.

Enfin, il faut noter les défis liés à l’accès aux ressources en matière de transport et de garde d’enfants, et le manque de temps pour équilibrer les demandes concurrentes de soins personnels, le nouveau rôle de parent et l’éducation ou l’emploi.

Comment l’initiative du Prix africain des données sur la santé mentale pourrait-elle contribuer à surmonter ces obstacles ?

C’est une étape essentielle pour combler les lacunes dans la compréhension de la santé mentale et améliorer la prise de décision fondée sur des données probantes.

Premièrement, il s’agira du financement de la recherche pour des solutions fondées sur des données : développement d’outils de dépistage et d’interventions culturellement appropriés pour lutter contre l’anxiété, la dépression et la psychose.

Le Prix africain des données sur la santé mentale donnera aux innovateurs, chercheurs et aux startups l’occasion d’utiliser des sources de données provenant de tout le continent noir pour remporter des distinctions d’une valeur de 200.000 livres sterling ainsi qu’un financement d’un an.

Ce Prix ambitionne également de renforcer les capacités des acteurs. Pour ce faire, il va soutenir les programmes de formation qui améliorent les compétences des travailleurs de la santé dans l’identification et la gestion des conditions de santé mentale pour des populations spécifiques avec notamment la santé mentale maternelle.

Nous venons de terminer un programme virtuel gratuit de renforcement de capacités d’une durée de cinq mois avant la remise des distinctions qui débutera en juillet. Ce programme a été suivi par plus de 1300 personnes à travers l’Afrique.

Elles ont été formées dans des domaines tels que la science des données, la gestion de la recherche, la prise de décision politique fondée sur des preuves, l’Intelligence Artificielle (IA) et l’inférence causale, entre autres.

Le Centre africain de recherche sur la population et la santé (APHRC, sigle en anglais) a facilité la mise en place d’une plateforme de mise en relation entre les individus et l’accès aux sources de métadonnées identifiées.

À travers ce Prix, nous comptons par ailleurs mettre en place une science des données digne de confiance. L’approche multidisciplinaire permet d’intégrer l’expertise de différents domaines afin de fournir des soins complets. Le traitement des problèmes de santé mentale nécessite des efforts coordonnés de la part de professionnels de différentes disciplines.

Enfin, nous allons produire des preuves pour les politiques et programmes de santé publique qui répondent aux besoins spécifiques de la grossesse et de la parentalité chez les adolescentes.

Dans vos recherches, avez-vous identifié des facteurs de risque spécifiques à la santé mentale des mères adolescentes en Afrique subsaharienne qui diffèrent de ceux observés chez les mères adultes ou dans d’autres régions du monde ?

Plusieurs facteurs de risque pour les mères adolescentes d’Afrique subsaharienne ont été identifiés dans le cadre de nos recherches à l’APHRC. L’isolement en est un. Les mères adolescentes se heurtent souvent au refus de leurs familles et sont abandonnées par leurs communautés.

Cela entraîne un isolement social et un manque de soutien. La discrimination ou les stéréotypes à l’égard des mères adolescentes dans les communautés conduisent à l’exclusion sociale et constituent un risque élevé de dépression chez les mères adolescentes en post-partum. Les structures familiales dysfonctionnelles et le statut socio-économique sont associés à la dépression clinique chez les adolescentes enceintes et post-partum.

De nombreuses mères adolescentes abandonnent aussi l’école à cause de difficultés économiques, ce qui limite leurs perspectives d’emploi et aggrave la pauvreté et l’insécurité alimentaire.

De même, les jeunes mères sont plus susceptibles d’être victimes de violences de la part de leur partenaire intime (VPI) qui peut entraîner de graves troubles mentaux. Selon la London School of Hygiene & Tropical Medicine, la prévalence de la VPI pendant la grossesse chez les adolescentes d’Afrique subsaharienne varie entre 8,3 et 41 %.

Nombre d’entre elles souffrent aussi de stress psychologique dû aux complications. La grossesse à l’adolescence est associée à des taux plus élevés de complications telles que les naissances prématurées et la mortalité maternelle.

Comment pensez-vous que l’amélioration de l’analyse et de l’utilisation des données sur la santé mentale maternelle pourrait concrètement influencer les politiques de santé publique et les programmes de soutien aux jeunes mères en Afrique ?

L’amélioration de l’analyse et de l’utilisation des informations sur la santé mentale de la mère peut avoir un effet significatif sur les politiques de santé des gouvernements et les programmes de soutien en Afrique en permettant entre autres des interventions ciblées. De meilleures données faciliteront le développement d’interventions spécifiques pour traiter les problèmes de santé mentale rencontrés par les jeunes mères.

Les données peuvent aussi nous indiquer comment intégrer les services de santé mentale dans les programmes préexistants de soins de santé reproductive, maternelle et infantile.

La disponibilité de données fiables va faciliter le plaidoyer et la sensibilisation en servant de base à des arguments en faveur d’une augmentation des ressources allouées et d’un engagement politique en faveur de la prise en charge des problèmes de santé mentale chez les mères adolescentes.

Enfin, les données peuvent être utilisées dans le cadre des programmes centrés sur la communauté ; de telles initiatives exploiteraient les réseaux informels existants tout en gérant les barrières culturelles.

Quelles innovations ou approches innovantes avez-vous adoptées ou recommandez-vous pour améliorer la détection précoce et la prise en charge des problèmes de santé mentale chez les mères adolescentes dans le contexte africain ?

Nous avons plusieurs approches innovantes que nous recommandons aux divers acteurs. Tout d’abord, il y a les technologies de santé mobile. Les applications mobiles et les plateformes basées sur le service de messages courts (SMS) pourraient être utilisées pour faciliter le dépistage précoce, l’orientation et le suivi à distance de la santé mentale des mères adolescentes.

Nous proposons aussi la délégation des tâches en formant les agents de santé communautaires et les groupes de soutien par les pairs. Cela, afin d’offrir des services de soins mentaux de base et à établir des liens avec les centres de traitement formels.

En outre, il faudra penser à l’intégration des services de santé mentale dans les cliniques prénatales, postnatales et de protection de l’enfance, ou plutôt l’intégration des services de reproduction, du soutien psychosocial et des services de santé mentale pour faciliter l’amélioration de l’accessibilité et la réduction de la stigmatisation.

De plus, la première approche pour s’attaquer au fardeau des problèmes de santé mentale des mères adolescentes est de s’attaquer aux grossesses non planifiées chez les adolescentes. Reconnaître également le rôle des parents, des pairs conseillers et des enseignants en tant que systèmes de soutien précieux pour les adolescentes enceintes.

Enfin, il faudra la mise en place de politiques de soutien pour la poursuite de l’éducation, de systèmes sociaux pour l’accès aux soins.