Mettant en avant des impératifs de sécurité, au sortir des sanglantes manifestations de début juin, le gouvernement a suspendu les transports publics vers la région naturelle du Sud dont Ziguinchor, la principale ville, est contrôlée par l’opposant politique radical Ousmane Sonko.
Se rendre ou quitter la partie Sud du Sénégal, à quelques jours de l’Aïd el-Kébir, la principale fête du calendrier musulman, peut s’apparenter à un chemin de croix. Il y a vingt jours, la condamnation d’Ousmane Sonko, pour « corruption de la jeunesse » sur une employée d’un salon de massage dakarois, a fait descendre dans la rue des inconditionnels du chef de file des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef).
Dans le département de Ziguinchor, où l’ancien Inspecteur des Impôts et Domaines s’était un temps bunkérisé en mai, les affrontements entre ses partisans et les forces de l’ordre ont fait cinq morts, tous par balle, d’après une initiative citoyenne impliquant des journalistes, des cartographes, des infographes et des data scientists.
En écho à l’appel de Sonko pour une mobilisation dans la capitale, lieu du « combat final », les autorités ont pris une batterie de mesures. Ainsi, même après les violents heurts, Guedj Diouf, gouverneur de Ziguinchor, dans un arrêté daté du 4 juin, a restreint « jusqu’à nouvel ordre » les horaires de circulation « sur la route nationale N°4 (Ziguinchor – Oulampane) de 07 heures à 18 heures, sur la route nationale N°5 (Bignona – Séléty) de 08 heures à 16 heures et sur la route départementale N°205 (Diouloulou – Kafountine) de 08 heures à 16 heures. »
Les transports publics vers cette contrée, considérée comme le grenier du Sénégal, ont auparavant été suspendus. Ousmane Sylla, Directeur Général de Dakar Dem Dikk, dont les bus sont souvent incendiés en période de troubles politiques, a déclaré dans la presse que « l’objectif est d’assurer la sécurité des clients, mais aussi celle des biens » de la société nationale. Poursuivant, il a souligné que « la situation, certes complexe, est évaluée tous les jours » afin de reprendre le service « dès que possible ».
Pour nombre de Sénégalais, malgré le traumatisme du naufrage du ferry Le Joola survenu le 26 septembre 2002, le bateau reste un moyen privilégié pour parcourir la longue distance entre Dakar et Ziguinchor. « En temps normal, il y a deux à trois dessertes par semaine. Tous les mardis et vendredis, le navire quitte Dakar. Les départs de Ziguinchor sont programmés les jeudis et dimanches », a indiqué à Tama Média Abdou Salam Kane, Directeur de l’exploitation du Consortium sénégalais d’activités maritimes (Cosama) auquel l’État a confié la gestion de cette ligne maritime.
À propos de la suspension des rotations, il dégage toute responsabilité. « Ce n’est pas notre décision. Nous avons reçu des instructions fermes du ministère des Pêches et de l’Économie maritime », a renseigné M. Kane. Ne pouvant donner une date précise pour la reprise de l’exploitation des navires Aline Sitoé Diatta et Diambogne, le cadre du Cosama a néanmoins affirmé être « régulièrement en contact avec les décideurs » censés avoir conscience du contexte.
« Il y a une affluence à l’approche de toutes les fêtes. Les bateaux sont pleins à pareille époque. C’est pourquoi la situation est déplorable. Notre souhait est de naviguer de nouveau pour servir les clients qui, à longueur de journée, demandent des informations. Je pense qu’on pourra rattraper le temps perdu. On peut faire autant de rotations que nécessaires lorsque nous aurons l’autorisation de la tutelle », a expliqué Abdou Salam Kane.
Usagers désemparés
Sur les réseaux sociaux, la suspension des transports publics vers le Sud du Sénégal est un sujet de discussion. Journaliste sportif originaire de cette partie du pays, Adama Coly a fustigé une décision politique « d’un régime cruel » visant « à punir les Ziguinchorois pour leur choix politique » parce que « à Dakar, où les bus de la société nationale ont repris du service, il y a plus de risques. »
Cette impression est aussi partagée par Mamoudou Ibra Kane, candidat déclaré à l’élection présidentielle du 25 février 2024. Sophia Coly, également journaliste, s’est récemment rendue dans le terroir de ses ancêtres. « Le calme est revenu. Pourtant, le constat que j’ai fait me laisse perplexe. Le contrôle des personnes au niveau de la frontière avec la Gambie, qui sépare la Casamance du Nord du pays, a été renforcé. Le voyage, qui durait 6 à 7 heures, se fait maintenant en 10 heures au moins. En ce début d’hivernage, les fruits vont pourrir dans les champs », a-t-elle relaté.
Mamadou Lamine Ba, Directeur de publication du Journal du Sud, a dénoncé une décision « injuste et brutale » car « des bus, minibus… du secteur privé font toujours la navette entre la Casamance et Dakar. » Mais les prix ont vite grimpé. « Le tarif du trajet en bus est de 15.000 F CFA (22,89 euros) au lieu de 8000 F CFA (12,21 euros) dans le passé. Les minibus sont désormais hors de portée des personnes ayant des revenus moyens. Ça va empirer dans les prochains jours », a averti M. Ba.
À en croire Seydi Gassama, Directeur exécutif d’Amnesty International Sénégal, l’État doit savoir raison garder étant donné que « l’arrêt des dessertes accroît l’enclavement des régions du Sud. » En plus, le débat public semble avoir atteint un pic de pollution avec des discours qui sapent la cohésion nationale.
Depuis qu’Ousmane Sonko s’est révélé comme un adversaire de taille face au président Macky Sall, n’ayant toujours pas coupé court aux rumeurs sur un 3e mandat, ses détracteurs n’hésitent pas à le traiter notamment de « rebelle » en connivence avec les mouvements indépendantistes du Sud. Une étiquette qui colle à la peau des enfants de la Casamance opposés à la mouvance présidentielle. « L’État n’a pas intérêt à stigmatiser une partie de sa population. Laisser se développer l’idée selon laquelle on isole, on ostracise pourrait complètement révolter ces gens », a mis en garde Dr Abdou Khadre Sanogo, psycho-sociologue.
Ni guerre ni paix, c’est la situation qui prévaut actuellement en Casamance où en 1983 des locaux ont pris les armes et rejoint le maquis pour se battre contre l’État. Quarante ans plus tard, ce conflit est devenu la plus vieille rébellion d’Afrique. Sous les différents régimes qui se sont succédé au Sénégal, des accords de paix ont été signés. Sans que les armes ne se taisent à jamais.
Par conséquent, si rien n’est fait pour tempérer l’ardeur des politiques, « on risque de réveiller les démons de la division. Quelles que soient les positions, il ne faut pas dépasser les limites. L’équilibre psychosocial qui existe dans notre pays est à préserver à tout prix. Nous devons tous tenir un discours d’unité nationale en considérant le Sénégal comme un et indivisible »,a suggéré M. Sanogo.