Tribune – “Soldats ivoiriens détenus au Mali : éviter le pire” par Adrien Poussou consultant, analyste géopolitique, et ancien ministre centrafricain de la Communication et de la Reconciliation nationale.
Interrogeant l’assemblée des fidèles pour savoir si Dieu prend autant plaisir aux holocaustes et aux sacrifices qu’à l’obéissance de celui qui écoute le Seigneur, le prophète Samuel déclara que : “écouter vaut mieux que les sacrifices, prêter attention vaut mieux que la graisse des béliers” (1 Samuel 15-22). Le moins qu’on puisse penser, c’est qu’à propos de la désormais affaire des soldats ivoiriens détenus à Bamako, qui est devenue le marqueur de l’isolement diplomatique des autorités maliennes dans la sous-région, cette recommandation biblique semble être une sommation.
Surtout après l’ultimatum du 62e sommet des chefs d’État et de gouvernement de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) qui s’est achevé le dimanche 4 décembre à Abuja, au Nigéria. L’organisation sous-régionale a tapé du poing sur la table, exigeant la libération, avant le 1er janvier 2023, des 46 militaires ivoiriens retenus au Mali depuis plus de quatre mois, faute de quoi des sanctions seront prises.
Permettre à ces 46 pères de familles de retrouver leurs proches serait « un geste humanitaire ».
Inutile donc de faire savoir au président de la transition, le colonel Assimi Goïta, qu’il est contreproductif de réduire la gestion d’un pays à une foire d’empoigne ; la détestation de l’Occident et le complotisme permanent ne font pas une politique. D’ailleurs, il est illusoire de croire qu’on peut avoir raison contre toute la terre. Il serait judicieux d’envisager une sortie de crise en ayant recours à la même acrobatie juridico-politique qui avait permis aux trois femmes soldats du groupe d’être libérées ; et cette affaire sera derrière nous. À l’approche des fêtes de fin d’année, traditionnellement propices au pardon et à la réconciliation, permettre à ces 46 pères de familles de retrouver leurs proches serait « un geste humanitaire ».
D’autant que la justice malienne, comme on l’a déjà dit, a très peu de choses à leur reprocher. Il est établi que ces militaires ne sont que des victimes expiatoires de la paranoïa ambiante à Bamako, mais aussi de la dégradation des relations entre le Mali et son voisin du sud-ouest, et la volonté des autorités de la transition à se servir d’eux comme d’une monnaie de change, liant leur libération à l’extradition de personnalités maliennes vivant en Côte d’Ivoire. Un « chantage inacceptable » pour Abidjan, qui a estimé que ses soldats sont « pris en otage ». En effet, lorsque la junte qualifie les soldats ivoiriens de « mercenaires », les autorités ivoiriennes, elles, assurent qu’ils étaient en mission pour l’Onu dans le cadre d’opérations de soutien logistique à la Mission des Nations unies au Mali (Minusma).
C’est dire que l’arrestation de ces soldats ivoiriens le 10 juillet 2022 à Bamako et leur inculpation mi-août pour « tentative d’atteinte à la sûreté extérieure de l’État » est l’apologue de toutes les dérives reprochées à la junte malienne, décidée à se désigner partout, y compris en son sein, des ennemis imaginaires. Car depuis le début de cette affaire, pas grand monde n’est sensible à la version servie par les autorités maliennes. À commencer par le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, qui a déclaré lors d’une interview que « les soldats ivoiriens détenus n’étaient pas des mercenaires ». Dans une note adressée au gouvernement malien, l’Onu avait reconnu des « dysfonctionnements » et admis que « certaines mesures n’avaient pas été suivies ». Faut-il le rappeler, une prise de position qui n’a pas été du goût des colonels au pouvoir à Bamako. La preuve, lors de son discours à l’Assemblée générale des Nations unies en septembre dernier, le colonel Abdoulaye Maïga, alors Premier ministre par intérim, s’en était pris violemment à Antonio Guterres.
Éviter le risque que la population ivoirienne s’en prenne aux maliens résidents en Côte d’Ivoire
Le problème, c’est que cette affaire laissera des traces indélébiles dans la mémoire collective des deux peuples. Et la pire chose qui puisse arriver est de penser que l’attitude conciliante des autorités ivoiriennes serait une faiblesse. Pour combien de temps encore vont-elles continuer à privilégier l’option diplomatique ? Elles, qui subissent déjà la pression de leur opinion publique, réclamant le retour de ces militaires à la maison.
Si, jusque-là, les observateurs ont salué la pondération du chef de l’État ivoirien, Alassane Ouattara, pour sa gestion responsable de cette crise, de nombreuses voix commencent à s’inquiéter de plus en plus ouvertement de la tournure dramatique qu’elle pourrait prendre. De nombreux analystes craignent en effet une réaction violente de la rue abidjanaise contre les ressortissants maliens si, par exemple, et on ne le souhaite nullement, une simple crise de paludisme emportait l’un des 46 soldats encore privés de liberté à Bamako. Dès lors, il faudrait s’attendre, estiment-ils, à une poussée de fièvre en Côte d’Ivoire, dont les autorités, malgré leur bonne volonté, auront du mal à contenir. La foule n’ayant pas la réputation d’être nuancée, le risque ici est grand qu’elle soit animée d’un sentiment de vengeance et qu’elle voit en chaque Malien un Assimi Goïta en puissance, imputant la responsabilité d’un malheur à l’ensemble de ses compatriotes vivant en Côte d’Ivoire.
Et là, nous n’évoquons même pas les leviers, notamment économiques, dont dispose les autorités ivoiriennes et qui pourraient être utilisés comme mesures de représailles contre le Mali, qui doit, pour ne prendre que cet exemple, plus d’une centaine de milliards de F CFA à la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE). Personne n’a intérêt à Bamako à ce que la situation se détériore davantage. Voilà pourquoi Assimi Goïta doit être invité à penser à ses millions de compatriotes et à agir au mieux de leurs intérêts.