Catégories
Explique-moi La Une de l'actualité africaine par Tama Média Politique Tama Média site d'actualité africaine blog West Africa

Sénégal : Macky Sall plus isolé que jamais ?

11 février 2024
11 min

Le 3 février 2024, Macky Sall a annoncé le report de l’élection présidentielle au Sénégal initialement prévue le 25 de ce mois. Au crépuscule de son règne de douze ans, avec un second mandat fort mouvementé, le chef de l’État sortant s’est attiré les foudres d’une partie de ses concitoyens. Dans le pays comme à l’étranger, la pilule est dure à avaler.

AP22319145562756
Macky Sall arrive au sommet du G20 à Nusa Dua, Bali, en Indonésie, le 15 novembre 2022

En Afrique où la démocratie balbutie toujours, le Sénégal était cité parmi les bons élèves de la classe. Ce pays de l’Ouest du continent noir, ayant connu depuis son indépendance en 1960 quatre présidents et deux alternances pacifiques en 2000 et 2012, est à la Une des médias du monde entier.

Car l’élection présidentielle, le rendez-vous d’un Homme avec son peuple, ne devrait pas avoir lieu à la date du 25 février 2024 retenue par le Conseil constitutionnel. Arguant une crise entre la juridiction dont deux des sept juges sont accusés de corruption dans le cadre du processus de validation des candidatures, et l’Assemblée nationale ayant installé une Commission d’enquête parlementaire aux fins de tirer cette affaire au clair, Macky Sall a abrogé le décret portant convocation du corps électoral.

20240211 055508 14544693821340869443
Quatorze candidats à l’élection présidentielle, représentés par un pool d’avocats ont déposé vendredi un recours devant la Cours suprême contre l’abrogation par le chef de l’Etat Macky Sall du décret convoquant le corps électoral le 25 février 2024.

La décision est intervenue dix heures seulement avant le début de la campagne. Les députés, réunis en séance plénière le 5 février 2024, ont adopté avec 105 voix pour la proposition de loi portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution relatives au délai d’organisation du scrutin. Depuis lors, les marmites politique et sociale sont en ébullition dans un territoire ressemblant maintenant à un volcan en activité.

Des manifestations contre le report, durement réprimées par les forces de défense et de sécurité, ont fait au moins trois morts par balles réelles d’après CartograFreeSenegal, une initiative de journalistes, cartographes et analystes de données. Il s’agit de l’étudiant Alpha Yoro Tounkara (22 ans) à Saint-Louis (Nord), du commerçant Modou Guèye (23 ans) à Dakar (Ouest) et de l’élève Lamine Camara (16 ans) à Ziguinchor (Sud).

Les défections au sein de la mouvance présidentielle

Macky Sall

Au Sénégal, à la faveur du référendum du 20 mars 2016, « la durée du mandat du président de la République est de cinq ans. Nul ne peut exercer plus de deux mandats consécutifs ». Si l’ambition a été prêtée à Macky Sall de vouloir briguer un troisième mandat, au terme d’un septennat puis d’un quinquennat, il s’est finalement ravisé en juillet 2023, non sans dire qu’il en avait le droit.

La prorogation de sa présidence, sous quelque prétexte que ce soit, est vue par une ribambelle de Sénégalais comme une voie détournée pour parvenir à cette fin. Redoutant le scénario du mandat bonus à l’ivoirienne, ils mettent la pression sur le locataire du palais de l’avenue Roume dont le bail expire le 2 avril 2024. Macky Sall fait désormais l’objet de contestations jusque dans ses propres rangs.

« Donc le mandat de 2012 pouvait être réduit juste par la voix parlementaire. Tout ça pour ça ! J’estime que l’acte posé est une violation flagrante de notre Charte fondamentale. Quel gâchis », a écrit sur X (ex-Twitter) Zahra Iyane Thiam, actuelle Directrice Générale de l’Agence sénégalaise de promotion des exportations (Asepex) et ancienne ministre de la Microfinance et de l’Économie sociale et solidaire.


« Sans équivoque, je ne suis pas d’accord avec le report de l’élection présidentielle », Youssou Ndour


Compagnon de Macky Sall depuis 2012, Youssou Ndour, le chanteur de renommée mondiale, a pris ses distances avec celui qui lui avait confié le portefeuille de la Culture et du Tourisme au lendemain de son accession à la magistrature suprême : « Sans équivoque, je ne suis pas d’accord avec le report de l’élection présidentielle. Nos rendez-vous démocratiques s’imposent à tous. Le peuple souverain sera le dernier juge. La situation politique m’inquiète car il y a trop d’animosités dans ce pays. Ce n’est pas nous, ce n’est pas le Sénégal ».

« Convaincue que le Sénégal mérite de voir son calendrier républicain respecté même si notre processus électoral reste à parfaire », le Professeur Awa Marie Coll Seck a démissionné de ses fonctions de ministre d’État et de Présidente du Comité National pour la Transparence dans les Industries Extractives (CN-ITIE) « pour rester en adéquation avec ses convictions personnelles et ses valeurs ». La spécialiste des maladies infectieuses fut ministre de la Santé et de la Prévention (2001 à 2003) sous Abdoulaye Wade et ministre de la Santé et de l’Action sociale (2012 à 2017) sous Macky Sall.

Abdou Latif Coulibaly, Secrétaire Général du gouvernement, a également rendu le tablier pour « retrouver toute (sa) liberté ». Ce journaliste de formation, frère du magistrat Cheikh Tidiane Coulibaly pointé du doigt par le Parti Démocratique Sénégalais (PDS), a invoqué le fait que Macky Sall « arrête l’Histoire. Même momentanément, il l’arrête. Et tout le monde est concerné. C’est lui-même qui décide du sort global du pays ».

Mais le Conseil constitutionnel a voix au chapitre. Il a reçu, dans l’après-midi du 8 février, une « saisine en inconstitutionnalité contre la loi n°04/2024 portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution » déposée par 39 députés de l’opposition.

Union sacrée de la société civile

En 2011, un large front s’est formé quand Abdoulaye Wade a voulu s’offrir un troisième mandat. La société civile était au premier plan dans ce combat pour le respect de la Constitution. En 2024, les mêmes causes produisent les mêmes effets au Sénégal.

Des organisations de jeunesse, parmi lesquelles Africtivistes, ont appelé « le Conseil constitutionnel à intervenir pour faire prévaloir l’ordre constitutionnel » et invité les sept Sages à « agir dans l’intérêt supérieur de la nation ». Pour elles, « après les violences de mars 2021 et juin 2023 (affaire Ousmane Sonko – Adji Sarr, NDLR), notre pays doit s’efforcer de prévenir tout nouveau trouble. La jeunesse, principale victime de ces crises, a déjà payé un lourd tribut marqué par des pertes en vies humaines, des arrestations… »

Pour sa part, la Synergie des organisations de la société civile pour la paix, regroupant notamment la Ligue Sénégalaise des Droits de l’Homme (LSDH), a déclaré que « l’impératif d’enquêter de manière approfondie sur les allégations d’irrégularités dans le processus de vérification des candidatures ne saurait justifier une perturbation du calendrier électoral ». Elle a ainsi invité « le Conseil constitutionnel à prendre ses responsabilités devant l’Histoire ».

L’Association des commerçants et industriels du Sénégal (Acis) a indiqué que « notre pays s’est toujours distingué par l’exemplarité de sa démocratie marquée par le respect scrupuleux du calendrier républicain et la crédibilité du processus électoral », mais le report de la Présidentielle « fait peser, sans conteste, de lourdes menaces sur la stabilité nationale ».

« Cette décision ternit l’image de notre pays. Au-delà des perturbations constatées et qui pourraient s’aggraver dans tous les segments de notre économie, la perception positive du Sénégal auprès des investisseurs locaux et étrangers sera grandement affectée au regard du risque pays élevé que cette situation va engendrer », a déploré la Confédération nationale des employeurs du Sénégal (Cnes).

Les religieux condamnent aussi le report

Du côté des religieux, le Conseil National du Laïcat (CNL) a exprimé « avec amertume et regret, tout son désaccord avec cette décision dont les conséquences peuvent mener le Sénégal vers des lendemains incertains. Elle est en contradiction avec la tradition démocratique légendaire du Sénégal et comporte des risques réels d’instabilité ».

Réputé pour son franc-parler, Monseigneur Benjamin Ndiaye, Archevêque de Dakar, dans un entretien accordé à KTO, chaîne de télévision catholique française, a dit tout haut ce qu’il pense : « Tout était balisé jusqu’ici et pour des questions de contestations d’un parti politique, on remet en cause tout un processus qui, malgré tous ses défauts et difficultés, était en voie d’être engagé pour la consultation du peuple sénégalais. Il y a un mécontentement assez général. Nous ne savons pas où nous allons. Nous ne savons pas que dire, que faire, comment orienter les gens par rapport à tant d’inconnus. On a l’impression d’être victimes de calculs politiques. Nous sommes dans une impasse qui me parait assez grave. L’appel que je lance est à l’adresse de ceux qui nous gouvernent. Nous voulons la paix. Mais elle ne peut provenir que dans la justice et la vérité. Une paix calculée avec des accords et des manigances, ce n’est pas ce dont on a besoin. Mais plutôt de la paix dans la vérité, l’amour et la justice. Il faut que l’intérêt supérieur de la nation prévale sur tout autre calcul politique ».

La communauté internationale intransigeante

Dans le reste du monde, Macky Sall perd aussi de plus en plus de soutiens. L’étau se resserre autour du président sortant. La Commission de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao), dans son deuxième communiqué sur la situation au Sénégal, a déconseillé « toute action ou déclaration qui pourrait aller à l’encontre des dispositions de la Constitution du pays » et encouragé « la classe politique à prendre, de toute urgence, les mesures nécessaires pour rétablir le calendrier électoral conformément aux dispositions de la Constitution du Sénégal ».

Les États-Unis, soutenant la position de la Cédéao, ont « entendu un large éventail d’acteurs sénégalais de la politique et de la société civile qui partagent ce point de vue ». Washington prévoit de « rester en contact avec toutes les parties prenantes pour réitérer (son) soutien à une élection libre, équitable et dans les meilleurs délais ».

Mettant en exergue « la longue tradition démocratique au Sénégal », l’Union Européenne (UE) a souligné que la décision de Macky Sall « pourrait ouvrir une période de grande incertitude pour le pays ». Dès lors, elle a souhaité que les autorités sénégalaises respectent « les aspirations légitimes des citoyens et de toutes les forces vives de la nation à préserver la démocratie ».

« Les Sénégalaises et les Sénégalais doivent pouvoir poursuivre le processus électoral et choisir démocratiquement leurs dirigeants politiques. Il est de la responsabilité du gouvernement de garantir une élection transparente et inclusive dans le respect des normes de l’État de droit », a plaidé le porte-parole du ministère allemand des Affaires étrangères.

Au nom d’António Guterres, le Secrétaire Général des Nations Unies, Stéphane Dujarric a exhorté « les acteurs nationaux à engager le dialogue, à maintenir un environnement politique pacifique, à s’abstenir de recourir à la violence, mais aussi à assurer la tenue d’une élection présidentielle inclusive et transparente dans le cadre de la Constitution sénégalaise ».

La France, l’ancienne puissance coloniale, a réagi à travers son ministère de l’Europe et des Affaires étrangères pour demander aux « autorités sénégalaises de lever les incertitudes autour du calendrier électoral pour que l’élection présidentielle puisse se tenir dans le meilleur délai possible et dans le respect des règles de la démocratie ».