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Sénégal : le report sine die de l’élection présidentielle fait monter la colère

04 février 2024
13 min


Dans un message à la nation, prononcé le samedi 3 février, Macky Sall a abrogé le décret convoquant le corps électoral pour le scrutin initialement prévu le 25 février 2024. Cette décision, annoncée quelques heures seulement avant le début de la campagne, a provoqué une levée de boucliers d’une large partie de l’opposition et de la société civile.

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Sénégal : le report sine die de l’élection présidentielle fait monter la colère

Après plusieurs mois de calme précaire, le Sénégal est de nouveau sur la corde raide, au bord du précipice. Ce dimanche 4 février, malgré la suspension du processus électoral, les candidats de l’opposition en lice pour la Présidentielle ont donné rendez-vous dans l’après-midi à leurs partisans au rond-point Saint-Lazare de Dakar, sur la Voie de Dégagement Nord (VDN), pour le démarrage effectif de la campagne.

Un rassemblement dispersé à coups de gaz lacrymogène par les forces de défense et de sécurité qui ont arrêté l’ancienne Première ministre Aminata Touré et la candidate Anta Babacar Ngom. Retranchés dans les localités longeant cette route très fréquentée, des jeunes ont extériorisé leur rage en barricadant des routes, en brûlant des pneus et en jetant des pierres. La raison de cette fureur est l’annulation de l’élection présidentielle du 25 février 2024 au moment où les candidats s’apprêtaient à aller rencontrer les électeurs dans les quatre coins du pays.

Macky Sall joue-t-il les prolongations ?

Le 31 décembre 2023, son second mandat censé prendre fin le 2 avril 2024, Macky Sall devait en principe prononcer son ultime discours à la nation. Mais il a invoqué « un différend entre l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel, en conflit ouvert sur fond d’une supposée affaire de corruption de juges », afin de s’adresser une nouvelle fois à ses concitoyens.

Dans une Résolution en date du 31 janvier 2024, a relaté le président sortant, l’hémicycle a mis en place une Commission d’enquête parlementaire « pour éclairer sur le processus de vérification des candidatures et sur tout autre fait se rapportant à l’élection » à la demande du Parti Démocratique Sénégalais (PDS) de Karim Wade dont la candidature a finalement été retoquée par les sept sages à cause d’une renonciation tardive à sa nationalité française.

C’est dans ce contexte que les juges Cheikh Tidiane Coulibaly et Cheikh Ndiaye ont été accusés d’avoir des « connexions douteuses » avec certains candidats qui les auraient corrompus dans le but d’obtenir entre autres l’invalidation de la candidature du fils en exil depuis 2016 au Qatar de l’ancien président de la République Abdoulaye Wade (2000-2012). Amadou Ba, actuel chef du gouvernement et dauphin investi de Macky Sall, est cité parmi les corrupteurs.

Abdou Latif Coulibaly, Secrétaire Général du gouvernement, « face à toutes les aventures périlleuses vers lesquelles tentent de nous mener certains », a présenté sa démission à Macky Sall dans la foulée de son adresse à la nation. Le premier magistrat nommé est, faut-il le préciser, son frère.

Le Conseil constitutionnel, dans un communiqué du 29 janvier 2024, « a réfuté les allégations portées contre lui, tout en prenant la mesure de la gravité des accusations, et en tenant à ce que toute la lumière soit faite dans le respect des procédures constitutionnelles et légales régissant les relations entre les institutions, notamment la séparation des pouvoirs et le statut de ses membres », a expliqué Macky Sall.

« À cette situation suffisamment grave et confuse », a déclaré le quatrième chef de l’État de l’Histoire du Sénégal, « est venue s’ajouter la polémique sur une candidate (Rose Wardini, NDLR) dont la bi-nationalité a été découverte après la publication de la liste définitive » alors que l’article 28 de la Constitution dispose que « tout candidat à la Présidence de la République doit être exclusivement de nationalité sénégalaise ».

Pour Macky Sall, « ces conditions troubles pourraient gravement nuire à la crédibilité du scrutin en installant les germes d’un contentieux pré et postélectoral » que le Sénégal ne peut se permettre de vivre après « les violentes manifestations de mars 2021 et de juin 2023 » relatives aux dossiers judiciaires de l’opposant Ousmane Sonko, actuellement en prison.

Saisi par l’Assemblée nationale pour « avis » sur une proposition de loi en procédure d’urgence, portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution, le président sortant a pris acte de cette saisine « après avoir consulté le président de l’Assemblée nationale, le Premier ministre, le président du Haut Conseil des Collectivités Territoriales (HCCT), le président du Conseil Économique, Social et Environnemental (CESE) et le président du Conseil constitutionnel ».

L’article visé prévoit ceci : « Le scrutin pour l’élection du président de la République a lieu quarante-cinq (45) jours francs au plus et trente jours (30) francs au moins avant la date de l’expiration du mandat du président de la République en fonction. Si la Présidence est vacante, par démission, empêchement définitif ou décès, le scrutin aura lieu dans les soixante (60) jours au moins et quatre-vingt-dix (90) jours au plus, après la constatation de la vacance par le Conseil constitutionnel ».

Compte tenu des délibérations en cours à l’Assemblée nationale, réunie en procédure d’urgence et sans préjuger du vote des députés en plénière le 5 février, Macky Sall a signé le 3 février un décret abrogeant celui du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral. Terminant son propos, il a réitéré son « engagement solennel » à ne pas se présenter à l’élection présidentielle dont on ne connaît désormais plus la date, non sans promettre d’engager « un dialogue national ouvert pour réunir les conditions d’une élection libre, transparente et inclusive dans un Sénégal apaisé et réconcilié ».

Une opposition unie, une société civile indignée

Aussitôt après la retentissante nouvelle, les partis politiques se réclamant de l’opposition sont montés au créneau. Samedi après-midi, des candidats retenus par le Conseil constitutionnel ont tenu une conférence de presse au cours de laquelle ils ont « fermement rejeté » une décision « soudaine et unilatérale » d’un président « n’ayant pas cette prérogative ».

Considérant le décret de Macky Sall comme « nul et de nul effet », ils ont fait part de la « poursuite de la campagne électorale » et adressé au peuple un vif « appel à la résistance » en raison d’une « forfaiture » qui consacre l’« affaissement de l’État de droit ».

L’ancien maire de Dakar Khalifa Ababacar Sall, candidat à la Présidentielle, n’y est pas allé de main morte : « C’est monstrueux. J’ai mal pour mon pays, pour notre démocratie. Il n’y pas de crise institutionnelle au Sénégal. Il n’y a pas de prétexte à un report de l’élection. C’est un précédent dangereux que les démocrates de ce pays ne doivent pas accepter. Les Sénégalais doivent se mobiliser. Nous vivons des moments graves ».

De son côté, Thierno Alassane Sall, candidat ayant saisi le Conseil constitutionnel pour l’étude du cas Karim Wade, a déploré un « coup d’État constitutionnel ». En outre, cet ex-ministre de l’Énergie sous Macky Sall a annoncé le dépôt d’« un recours contre ce décret illégal » dès sa publication.

Le mouvement de la société civile Y en a marre, à travers un communiqué, a affirmé que le président Macky Sall est l’auteur d’une « violation flagrante de la Constitution qui n’est pas différente de la troisième candidature à laquelle le peuple sénégalais s’est farouchement opposé à deux reprises ». Par conséquent, la structure a appelé « le Conseil constitutionnel à s’affranchir du pouvoir exécutif, à s’engager dans la voie de la démocratie, à veiller au respect de la Charte fondamentale, à garantir l’indépendance du processus électoral, à prendre ses responsabilités et à faire respecter l’État de droit ».

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Sénégal : le report sine die de l’élection présidentielle fait monter la colère

Les membres du Comité Ad hoc de Facilitation, mis sur pied notamment par Alioune Tine (Afrikajom Center) pour servir de trait d’union entre les acteurs politiques, ont noté « une rupture institutionnelle grave que le Sénégal n’a jamais connue depuis son indépendance » et constaté « une ouverture dramatique à l’instabilité institutionnelle que le Sénégal ne saurait s’offrir dans un contexte sous-régional très préoccupant ».

Dans les réseaux sociaux, les Sénégalais réagissent avec beaucoup d’émotion à la situation. Sur X (ex-Twitter), le hastag #FreeSenegal comptait près de 120 mille posts dimanche et 61 mille publications samedi pour celui estampillé Macky Sall. « Les véritables raisons (de ce report) sont ailleurs. La panique de perdre le pouvoir sans doute », a écrit un internaute. « Le président Macky Sall restera funestement dans l’Histoire comme le premier chef de l’État à avoir violé le respect du calendrier républicain. Le prétexte fallacieux d’une crise institutionnelle, alors que l’élimination de Karim Wade est légalement fondée, est une insulte à la face des Sénégalais », a ajouté un autre.

Répondant par téléphone aux questions d’une télévision privée, le Professeur Mbaye Thiam, enseignant-chercheur à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), a fondu en larmes après avoir dit ses quatre vérités : « Les ” libéraux ” autoproclamés, incapables de régler leur crise issue du partage des prébendes, veulent transférer péniblement leurs différends à l’État. Il n’y a aucune crise institutionnelle au Sénégal. Seuls le PDS et les partis issus de ses flancs sont en crise. Vive le peuple sénégalais débarrassé des ” politichiens ” qui l’accablent depuis 1960 ».

Comme à son habitude, en de pareilles circonstances, Felwine Sarr a rédigé un texte intitulé « Confiscation démocratique » pour faire entendre sa voix. « Pendant des mois, les Sénégalais ont supporté l’injustice politique, sociale et institutionnelle, la dégradation de leurs institutions, les brimades, la violence carcérale et policière, pleuré leurs morts tombés lors des manifestations, ou disparus dans les mers sur les chemins de l’immigration clandestine. Pendant des mois, ils se sont dit qu’il ne fallait pas répondre au piège du chaos qu’on leur tendait, en sortant dans les rues, mais qu’il fallait qu’ils attendent patiemment le jour du vote pour exprimer leur volonté ; retrouver leur pays, le remettre sur les rails, restaurer leur démocratie, la qualité de leurs institutions et des individus qui les incarnent, se réapproprier leur pays et le guérir des maux qui le gangrènent. Et voici que le président de la République, un homme seul parmi les 18 millions que nous sommes, vient de confisquer la possibilité donnée par la Constitution au peuple d’exprimer sa volonté à une date fixée et connue d’avance », a fustigé l’universitaire reconnu.

Que dit la communauté internationale ?

Déjà fragilisée par sa gestion des crises au Mali, au Burkina, au Niger et en Guinée où des militaires ont pris le pouvoir, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) a pris note « de la décision prise par les autorités sénégalaises de reporter l’élection présidentielle prévue le 25 février 2024 », exprimé « sa préoccupation face aux circonstances qui ont conduit au report du scrutin », appelé « les autorités compétentes à accélérer les différents processus en vue de fixer une nouvelle date » et exhorté « l’ensemble de la classe politique à donner la priorité au dialogue et à la collaboration ».

Par le biais du porte-parole adjoint du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, la France « suit avec une vive attention la situation au Sénégal, appelle les autorités à lever les incertitudes autour du calendrier électoral pour que l’élection puisse se tenir dans le meilleur délai possible et dans le respect des règles de la démocratie sénégalaise ». Acteur majeur de la politique française, Jean-Luc Mélenchon a formulé dans la « stupeur » et le « désarroi » sa « solidarité vigilante avec le peuple souverain sénégalais ».

« Le Sénégal a une forte tradition de démocratie et de transitions pacifiques du pouvoir. Nous reconnaissons les allégations d’irrégularités, mais nous sommes profondément préoccupés par la perturbation du calendrier électoral », a déclaré le Bureau des Affaires africaines des États-Unis.

Allié de Macky Sall dans la sous-région, Umaro Sissoco Embaló, président de la Guinée-Bissau, a adressé à son homologue de « sincères félicitations » pour « la sage décision prise ce 3 février (…) dans le but d’aller vers une future élection plus inclusive, plus juste et plus crédible ».

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Sénégal : le report sine die de l’élection présidentielle fait monter la colère

On en est loin, très loin, actuellement. Ce lundi, les écoles seront fermées à Dakar et les commerces clos. L’opposition, en référence au 23 juin 2011, date à laquelle le peuple s’était battu contre une réforme constitutionnelle du président Abdoulaye Wade taillée sur mesure pour sa succession, a souhaité la même mobilisation tôt le matin devant les grilles de l’Assemblée nationale pour exercer une pression populaire.

Si 3/5 des 165 députés de la présente législature, c’est-à-dire 99, votent en faveur de la proposition de loi, Macky Sall, élu pour la première fois en 2012, pourrait se maintenir à la tête du Sénégal au terme de la durée légale de son second mandat. La probabilité est forte car la mouvance présidentielle a à son actif 82 sièges et ceux soutenant Karim Wade sont au nombre de 24.