Deux mois, jour pour jour, après l’échec de sa mutinerie contre Moscou, Evguéni Prigojine a trouvé la mort, mercredi 23 août, dans le crash d’un avion privé. Wagner, le groupe paramilitaire dont il était aux commandes, opère dans plusieurs pays d’Afrique. Sur le continent, la milice peut-elle survivre à la disparition de son chef charismatique ? Quelle sera la stratégie du Kremlin pour y garder une influence ?
La nouvelle du crash d’un avion Embraer 135 immatriculé RA-02795, avec dix personnes à son bord, a fait le tour du globe à la vitesse de l’éclair. Evguéni Prigojine, 62 ans, et son bras droit Dmitry Outkine, d’après l’agence de l’aviation civile russe, figuraient sur la liste des passagers de l’aéronef reliant Moscou à Saint-Pétersbourg qui s’est écrasé dans une prairie du village de Koujenkino, au Nord-Ouest de la capitale russe.
Par Youga Ciss avec la contribution de Sagaïdou Bilal
Selon toute vraisemblance, Prigojine a récolté la tempête après avoir semé le vent le 23 juin dernier. Arguant notamment que ses hommes engagés dans la guerre en Ukraine ne recevaient plus d’équipements adéquats et de munitions suffisantes et étaient utilisés comme de la chair à canon par l’état-major de l’armée russe, « le boucher de Poutine » s’était retourné contre le boss en déclenchant une rébellion.
En quelques heures, ses mercenaires avaient pris le contrôle des sites militaires de Rostov, dans le Sud de la Russie, quartier général de l’armée régulière dans le cadre du conflit avec le voisin ukrainien. Finalement, la marche vers Moscou s’arrête en moins de 24 heures « à près de 200 kilomètres » de la destination finale. Mais Prigojine avait déjà secoué les murs de la place Rouge. Un crime de lèse-majesté sous Vladimir Poutine pour qui l’acte posé par le patron de Wagner était un « coup de poignard dans le dos ».
Le président russe a proposé à Prigojine, en échange de l’abandon de poursuites pénales, de s’exiler en Biélorussie où ses troupes pouvaient l’y rejoindre, entrer dans l’armée régulière russe ou retourner à la vie civile.
À l’évidence, le maître du Kremlin a jeté de la poudre aux yeux de celui avec qui il a collaboré pendant plus de vingt ans. « Poutine ne pardonne à personne », a affirmé Mykhaïlo Podoliak, un conseiller du président ukrainien Volodymyr Zelensky, sur le réseau social X (ex-Twitter). De son côté, Adrienne Watson, porte-parole du Conseil de sécurité nationale des États-Unis, a réagi en ces termes : « Nous avons vu ce qui a été rapporté. Si cela était confirmé, ce ne serait une surprise pour personne ». De l’aveu même de Vladimir Poutine lors d’une interview à la télévision russe en 2018, « tout est pardonnable, sauf la trahison ».
La dernière vidéo d’Evguéni Prigojine tournée au Mali ?
La vidéo la plus récente de l’ancien cuisinier du maître du Kremlin a été publiée lundi dernier. « Nous pensons qu’elle a été tournée au Mali. Le paysage est sahélien et en fond le modèle de pick-up que l’on voit est vendu dans ce pays. Il a d’ailleurs été confirmé par la suite que Prigojine revenait, avec une délégation de cadres de Wagner, d’une tournée africaine. Il semble que le Kremlin cherchait un plan B depuis la mutinerie pour honorer ses partenariats tout en punissant le chef du groupe pour sa trahison. Prigojine aurait été au Mali afin d’essayer d’empêcher la reprise de ses contrats par la direction générale des renseignements de l’état-major des Forces armées de la Russie (GRU) », confie Lou Osborn, membre d’All Eyes On Wagner, un collectif centré sur la surveillance des actions de la milice.
Quel avenir pour Wagner en Afrique après la mort d’Evguéni Prigojine ?
Le groupe paramilitaire, créé en 2014, a une présence avérée à Madagascar, au Mozambique, en Centrafrique, au Soudan, en Libye et au Mali, mais aussi une activité possible en Guinée Bissau, en Guinée, au Burkina et au Zimbabwe. « La mort d’Evguéni Prigojine est surtout susceptible de précipiter les changements qui sont déjà en cours pour Wagner. En effet, au lendemain de la mutinerie du groupe, les autorités russes ont imposé, à marche forcée, sa restructuration. Cela induit notamment une réduction des équipements ainsi qu’un certain degré de démantèlement au profit d’autres entreprises privées de sécurité russes. Si Wagner risque probablement de disparaître à moyen terme, ce ne sera sans doute pas le cas des autres sociétés militaires privées russes. Elles restent un outil stratégique de la politique extérieure de Moscou, aussi utile qu’ambigu. On peut avant tout parler d’un ajustement côté russe, mais qui ne conduira probablement pas à une redéfinition complète de la politique étrangère du pays », analyse Solène Jomier, chargée de recherche au Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (Grip), basé à Bruxelles, en Belgique.
Pendant longtemps, Moscou a officiellement nié catégoriquement tout lien avec Wagner. La mutinerie avortée de Prigogine et de ses troupes a néanmoins mis à nu leurs accointances. « Wagner est une création du Kremlin qui a toujours eu son mot à dire dans ses activités. Le groupe paramilitaire est un outil d’influence au service de la politique étrangère de la Russie. Son organisation, déconnectée structurellement du gouvernement, permettait au Kremlin de ne pas endosser la responsabilité des actions », fait savoir Mme Osborn.
L’attrait pour ce type de sociétés privées, ajoute Solène Jomier, « réside principalement dans la notion de responsabilité et d’imputabilité. Ces sociétés privées portent la responsabilité de leurs actions, qu’elles soient un succès ou un échec. Elles portent aussi la responsabilité des possibles exactions et crimes commis par leurs employés. C’est un atout en matière de droit international, tant pour la Russie que pour les États qui ont recours à Wagner et consorts. C’est la société privée qui risque d’être poursuivie en justice en cas de violations du droit international, du droit humanitaire ou bien des droits humains. »
Cette chercheuse, diplômée de l’Institut d’Études Politiques (IEP) de Rennes, en France, rappelle que la Russie a rendu systématique son recours à des groupes militaires privés suite à son déploiement militaire en Syrie pour soutenir le régime de Bachar Al-Assad. « Les annonces croissantes de la mort de soldats russes représentaient un risque pour le gouvernement de Poutine d’être contesté en interne, ou en tout cas de voir son discours officiel clamant le succès de son opération remis en cause. Externaliser l’action de terrain à des acteurs privés permettait de poursuivre le soutien au régime syrien sans risquer d’éroder l’image de l’armée russe en cas de pépin », souligne-t-elle.
Dès lors, poursuit Mme Jomier, « la nationalisation de Wagner n’irait pas dans l’intérêt de Moscou parce que le flou autour des liens entre le groupe et le Kremlin, le bouclier qu’il incarne en matière d’imputabilité, sont des avantages conséquents pour lui. Il est plus probable que Wagner soit progressivement vidé de sa substance et ” aspiré ” par d’autres sociétés militaires privées russes jugées plus fiables. »
Afrique – Wagner, à qui profitent les partenariats ?
Au Mali, au Burkina et plus récemment au Niger, des militaires se sont emparés du pouvoir. Lors des manifestations de soutien des populations aux putschistes, des drapeaux russes ont été fièrement brandis. Dans ces pays du Sahel en proie à la menace jihadiste, des citoyens réclament le départ des forces françaises et l’arrivée de Wagner. Bamako, et Ouagadougou dans une moindre mesure, ont déjà sauté le pas. Globalement, le groupe russe ne cesse d’étendre ses tentacules sur le continent noir.
« La popularité croissante de la Russie en Afrique est une forme de réponse à un phénomène de rejet plus transversal de l’Europe, des États-Unis, de l’Occident de façon générale, au sein de certaines franges de la population africaine. Ce sentiment antioccidental, qui s’inscrit dans un certain héritage anticolonialiste, semble s’être renforcé ces dernières années, en particulier en Afrique de l’Ouest, et avec lui le rejet d’élites politiques traditionnelles perçues comme trop proches des Occidentaux. Moscou a à la fois profité et alimenté ce phénomène afin de faire avancer ses intérêts sur le continent », explique la chargée de recherche au Grip. Toutefois, « cela paraît difficile d’imaginer que le groupe Wagner tel qu’il fonctionnait va continuer à avoir le même mode opératoire sans le soutien financier et logistique du Kremlin comme c’était le cas avant », admet Mme Osborn, enquêtrice freelance pour l’ONG britannique Center for Information Resilience (CIR).
Co-auteure avec Dimitri Zufferey, du livre intitulé « Wagner – Enquête au cœur du système Prigojine » dont la parution est prévue le 15 septembre prochain et membre d’All Eyes On Wagner, elle estime que le décès de Prigojine ouvre une nouvelle ère : « L’Afrique reste une zone d’intérêt majeure pour le régime russe. Ça lui permet à court terme de jouer aux échecs stratégiquement notamment dans ce qu’il se passe en Ukraine et à long terme de projeter sa puissance. D’autres organisations, un peu similaires à Wagner comme Redut ou Convoy, très soutenues par le renseignement militaire russe, ont communiqué sur des recrutements pour l’Afrique. Par ailleurs, une délégation du ministère russe de la Défense s’est rendue en Libye il y a quelques jours pour discuter avec son allié le maréchal Khalifa Haftar. Wagner a ouvert la voie à d’autres réseaux d’influence russes : les médias, l’église orthodoxe, l’industrie de l’armement… vont continuer à y prospérer. »
Jusque-là, « le lien entre Wagner et plusieurs États africains a profité en premier lieu au groupe lui-même, puisqu’il s’est largement enrichi ces dernières années. En arrière-plan, Moscou a bénéficié d’un meilleur accès à des ressources primaires sur le continent africain, en particulier les minerais », relève Mme Jomier. Elle s’interroge sur l’intérêt qu’ont certains pays africains à l’égard de ce type de sociétés privées « connues pour leurs exactions et responsables en leur nom propre des violences commises ».
« Les groupes militaires privés ne sont pas les seules et meilleures options à leur disposition pour répondre à un besoin sécuritaire. En plus de leurs ressources militaires nationales, ces États peuvent aussi faire appel à la communauté internationale, via une aide militaire d’un pays voisin (c’est le cas du Rwanda qui a déployé des troupes en Centrafrique à la demande de Bangui) ou d’une force régionale (comme celle de la SADC au Mozambique). Il y a également les opérations de maintien de la paix des Nations Unies (telles que la Minusma ou la Monusco), quoique celles-ci ont des mandats plutôt tournés vers la construction de la paix et ne constituent pas, à l’heure actuelle, des outils adaptés à la lutte contre le terroriste par exemple », développe-t-elle.
Histoire de se donner bonne conscience, pour nommer les hommes de Prigojine en mission dans leurs pays, les États africains utilisent souvent le terme « instructeurs russes ». « Cette affirmation, remarque Solène Jomier, est remise en cause par de multiples rapports d’ONG et des Nations Unies. De nombreux autres acteurs institutionnels sont capables d’offrir des formations militaires plus adaptées afin d’aider ces États à renforcer leurs capacités. C’est notamment l’axe principal de travail de l’Union Européenne en matière de sécurité sur le continent africain (EUCAP Sahel, EUTM Somalie, EUTM Mozambique, etc.) Mais il semble que ces pays estiment que ces multiples options sont, soit trop lentes en termes de déploiement et/ou de formation, soit non compatibles avec la protection de leur souveraineté nationale, soit non satisfaisantes en matière d’efficacité, soit ne s’alignent pas avec leurs objectifs nationaux. »
Somme toute, « si les États restent souverains dans leurs choix en la matière. Pour autant, ces choix sont-ils toujours en alignement avec les intérêts de leur population et le respect des droits humains ? Le doute est permis », soutient la chercheuse du Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité.