[Les Grands entretiens de Tama Média] En Libye, les pluies diluviennes de la nuit du 10 au 11 septembre 2023, causées par la tempête Daniel, ont fait plus de 4000 morts et des disparus certainement plus nombreux dans la ville de Derna, située à 1350 kilomètres à l’Est de Tripoli. Ce drame s’inscrit dans la lignée d’autres catastrophes naturelles meurtrières survenues ces dernières années en Afrique. Un continent à la pollution négligeable comparée au reste du monde, mais qui subit de plein fouet les effets du réchauffement climatique.
Propos recueillis par Jean-Paul Kaboré
Du 4 au 6 septembre 2023, s’est tenu à Nairobi, la capitale du Kenya, le Sommet africain sur le climat. Cet évènement a été l’occasion pour les pays du continent noir de réfléchir sur le changement climatique. Dans cette interview accordée à Tama Média, Emmanuel Seck, Directeur exécutif à Enda Énergie, revient entre autres sur les grandes décisions de cette rencontre, la nécessité de faciliter l’accès au financement et à la technologie pour mettre en œuvre les plans d’adaptation, mais aussi l’accentuation de la sensibilisation des communautés.
À l’issue de trois jours de discussion au Sommet africain sur le climat, la déclaration de Nairobi a été adoptée par 19 chefs d’État et de gouvernements qui étaient présents. Quels sont les principaux engagements pris par les dirigeants du continent ?
Le Sommet africain sur le climat qui a eu lieu en même temps que la Semaine africaine du climat avait pour objectif de faire le point sur les progrès par rapport aux objectifs de l’Accord de Paris. Il s’agissait de voir comment les différents pays africains ont répondu à ces objectifs à travers les contributions déterminées au niveau national.
Les actions développées par chaque pays en matière de transition énergétique ont été abordées. Il était aussi question d’avoir une voix commune à l’Assemblée Générale des Nations Unies où ont été discutés les Objectifs de Développement Durable (ODD) à atteindre d’ici 2030. Mais également préparer la position africaine pour la prochaine Conférence des parties (Cop) de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques prévue à Dubaï, aux Émirats arabes unis, du 30 novembre au 12 décembre 2023.
Au sortir des échanges, l’appel à l’action des différents pays a été réaffirmé. Les pays africains ont été, en outre, invités à intensifier leurs efforts pour promouvoir les énergies renouvelables en faisant notamment appel aux investisseurs privés. Toutefois, il a été dit que l’Afrique est en transition. Les pays producteurs de gaz et de pétrole ne doivent pas renoncer à ces ressources. Il s’agit plutôt de voir comment elles peuvent être utilisées pour financer une transition vers des modèles plus durables.
Enfin, un plaidoyer a été fait pour revoir le système financier mondial. Il est primordial que les ressources destinées à aider les pays en développement face au changement climatique soient plus accessibles et plus efficaces. Il y a peu de ressources qui arrivent en Afrique et des analyses montrent que seuls 10 % de ces financements touchent réellement les populations. Il faut inverser cette tendance en investissant davantage dans la création d’emplois verts. Cela permettra de fixer les jeunes dans leurs terroirs et de lutter contre l’immigration irrégulière qui a connu un soudain regain ces derniers mois.
Tout est à disposition du continent pour qu’il s’inscrive dans une dynamique de sobriété carbone et de résilience, mais pourvu que ces approches soient aussi équitables et inclusives. C’est-à-dire qu’elles permettent aux populations de se reconnaître dans la marche vers un monde durable. Nous ne pouvons pas arriver à un changement de paradigmes sans que cela ne soit inclusif. Les uns et les autres doivent comprendre ce qui se passe et quelles sont les solutions que chacun d’entre nous peut apporter dans ce processus. Les populations ont des connaissances endogènes qui ne sont pas suffisamment valorisées. Les chercheurs peuvent apprendre et améliorer leurs propositions en tenant compte des savoirs locaux.
Si nous sommes exposés à une hausse des températures égale ou supérieure à 2 degrés Celsius, les conséquences peuvent être difficiles, pour ne pas dire irréversibles. Quand nous disons irréversibles, nous parlons de pertes et dommages dans les catastrophes. Dans certains pays, les populations ne sont pas trop affectées car les moyens pour faire face sont disponibles. Dans d’autres pays, les catastrophes sont dévastatrices parce que les moyens techniques et les ressources économiques font défaut. C’est là où le bât blesse.
Pour le cas de la Libye, c’est un problème d’infrastructures qui n’ont pas répondu à la réalité climatique. Le Mozambique, Madagascar et le Malawi ont aussi connu des inondations. Face à ces catastrophes, les réponses apportées ne sont pas adaptées parce que nos pays n’ont pas suffisamment de moyens techniques et de ressources économiques. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous faisons appel à la solidarité internationale.
Sous nos tropiques, il faut avoir un aménagement adéquat avec des systèmes d’assainissement qui permettent d’évacuer correctement les eaux pluviales ou usées. Il y a la question de la sensibilisation qui doit être prise en charge. Quand on construit des infrastructures et que les populations n’ont pas une conscience environnementale, ça ne marche pas. Il faut qu’on ramène la question des changements climatiques à une dimension citoyenne.
Il faut faire en sorte que le mécanisme sur les pertes et dommages puisse vraiment répondre aux exigences des pays les plus vulnérables, surtout dans une dimension d’urgence. Quand on parle de pertes et dommages, on ne peut pas attendre plus d’un an pour répondre à une urgence. Un mécanisme de pertes et dommages devrait avoir une réaction rapide avec les ressources suffisantes et adéquates.
Comment ces engagements s’inscrivent-ils dans les objectifs de l’Accord de Paris ?
Nous sommes appelés à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Dès que les pays, dans leur ensemble, s’engagent vers les énergies renouvelables, nous pouvons dire qu’ils sont en train d’inverser la tendance. Au lieu que la hausse soit exponentielle, elle est ralentie ou bien la trajectoire tend vers la réduction.
Mais tant que certains pays sont orientés vers la production et la consommation de combustibles fossiles comme le charbon, le gaz et le pétrole, les émissions vont continuer à augmenter. Ce sont ces combustibles qui émettent plus de gaz à effet de serre. En revanche, lorsque l’on arrive à promouvoir les énergies renouvelables, comme lors du Sommet africain sur le climat, cela permet de montrer que nous sommes dans une dynamique positive.
À Nairobi, certains ont parlé non seulement des énergies renouvelables, mais aussi de la reforestation, de la séquestration du carbone, de la géothermie et de la Grande muraille verte. Il y a même eu des propositions pour voir comment l’Afrique pourrait davantage bénéficier du marché du carbone. Ces propositions sont complexes et nous devons nous assurer que nous maîtrisons les aspects relatifs à la certification carbone, au crédit carbone et aux partenariats bilatéraux.
Il est important de veiller à ce que les entreprises qui ont déjà dépassé leurs objectifs de réduction des émissions ne soient pas autorisées à compenser leurs émissions en finançant des projets de reforestation ou de préservation des forêts dans les pays du Sud. Cela ne contribuera pas à réduire les émissions globales.
Quels sont les défis à relever pour mettre en œuvre ces engagements ?
Je ne dirai pas que les défis sont énormes, mais ils sont nombreux. Il faut déjà que les politiques soient incitatives en matière de taxation, que l’environnement politique et juridique soit aussi favorable dans nos pays pour permettre aux entreprises d’être compétitives. C’est cette compétitivité du marché qui fait que certaines sociétés vont investir dans des pays asiatiques dont le marché est beaucoup plus porteur.
Il faut minimiser les risques en matière d’investissement parce qu’il y a beaucoup d’entreprises qui se cassent les dents quand elles viennent dans nos pays. Nous devons aller dans ce sens pour au moins arriver à une croissance verte avec tout ce que cela recouvre au niveau politique, institutionnel et économique. Promouvoir aussi la technologie, parce qu’en parlant d’énergies renouvelables, il faut avoir une technologie pour les valoriser. Je ne suis pas certain qu’il y ait beaucoup de pays africains qui disposent d’industries de panneaux solaires.
Au Sénégal, il y avait une société qui avait commencé à avoir une certaine renommée. C’était un bel exemple de réussite qui montrait que des choses pouvaient se faire en Afrique selon les normes internationales. Malheureusement, cette société n’a pas survécu. C’est pourquoi, il faut qu’il y ait un environnement propice, un bon cadre entre les acteurs et un marché porteur.
La déclaration de Nairobi mentionne l’objectif de mobiliser 23 milliards de dollars d’investissements dans les énergies renouvelables en Afrique. Comment faire ?
Nous pouvons y arriver en faisant appel aux différents investisseurs, notamment les institutions internationales (Banque Mondiale, Fonds Monétaire International…), le secteur privé, les fondations et les pays qui sont dans les dispositions de nous accompagner comme les Émirats arabes unis qui ont annoncé un financement de plus de 4 milliards de dollars pour les énergies renouvelables.
De grands projets existent. Pour plus d’efficacité, il est important qu’ils soient bien ficelés. Cela signifie qu’ils doivent être techniquement et financièrement viables, mais aussi socialement acceptables. Ce faisant, certains partenaires au développement pourraient entrer dans ce processus s’ils veulent vraiment appuyer le développement de l’Afrique et lui permettre d’aller vers la sobriété carbone. Cependant, nous devons surtout compter sur nos efforts domestiques et nos propres ressources.
Nous déplorons le fait que certains pays africains soient contraints de s’endetter pour financer leurs projets de lutte contre le changement climatique. Cela n’est pas juste dans la mesure où les pays développés sont quasiment responsables des émissions de gaz à effet de serre. La Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques dispose que les pays développés doivent appuyer les pays en développement à faire face au changement climatique. Les pays développés ont promis de fournir 100 milliards de dollars par an dès 2020, mais ils ne sont pas encore à la hauteur de leurs engagements. Il est important que chacun respecte ses promesses pour permettre aux prochaines générations d’hériter d’un futur durable.
Durant le Sommet africain sur le climat, plusieurs chefs d’État ont affiché leurs divergences sur la stratégie à adopter par rapport à la promotion des énergies vertes. Qu’en pensez-vous ?
On peut avoir des points de vue différents en fonction des priorités. Par exemple, un pays du bassin du Congo peut mettre en avant la question de la foresterie. Ça peut être l’agriculture et la sécurité alimentaire pour un pays du Sahel. Les Comores, dont le chef de l’État Azali Assoumani préside actuellement l’Union Africaine (UA), peuvent parler de l’économie bleue.
Ces priorités différentes ne sont pas forcément des divergences. Elles sont simplement des aspects spécifiques qui peuvent être complémentaires. Ce qu’il faut reconnaître est que nous faisons l’effort de nous mettre ensemble pour parler d’une seule voix. C’est une voix commune avec une polyphonie.
Les dirigeants appellent aussi à la création d’une architecture financière pour le climat qui permette aux pays africains d’accéder aux financements à un coût abordable. Quelle forme pourrait prendre cette architecture ?
C’est le Fonds d’adaptation. Et le plus grand mécanisme ouvert est celui du Fonds vert pour le climat qui a pour objectif de canaliser les 100 milliards de dollars promis par les pays développés. Mais quand nous regardons la cartographie des entités accréditées, il y a beaucoup plus d’organisations internationales occidentales que d’entités africaines. Ce sont essentiellement ces grandes institutions qui maîtrisent les procédures d’octroi de ces ressources et qui ont donc beaucoup plus de facilité d’accès à ces financements. Alors que ceux-ci devraient nous être destinés.
Cela pose un problème sur le plan institutionnel. Il faudrait renforcer les capacités de nos pays à écrire des projets qui reflètent l’aspiration de nos populations plutôt que de recevoir des projets de grandes institutions qui certes répondent à des besoins nationaux, mais quelque part ne sont pas adaptés à nos réalités.
Ces institutions prélèvent aussi des frais de gestion ou nous font supporter des coûts indirects qui réduisent notre capacité à accéder totalement à ces financements. Pourquoi on ne mettrait pas la priorité sur nos institutions en renforçant leurs capacités ?
On a demandé à ce que cette procédure soit simplifiée pour faciliter l’accès aux financements. Par exemple, dans le cadre du Fonds vert pour le climat, un pays peut avoir cinq projets qui touchent d’autres pays alors qu’on devrait privilégier les projets nationaux. Je n’ai rien contre les projets multi-pays, mais il est difficile pour un pays qui est dans ce système de savoir comment les ressources sont allouées et de combien il dispose pour l’adaptation ou l’atténuation par rapport aux effets du changement climatique.
La déclaration de Nairobi souligne la nécessité de réduire les émissions de méthane en Afrique. Quelles sont les mesures qui peuvent être prises dans ce sens ?
Nous avons eu des échanges avec le Global Methane Hub, un mécanisme mis en place pour avoir des projets d’assainissement en soutenant le recyclage et la gestion des déchets, surtout liquides. Au Sénégal, par exemple, quand on regarde les dispositions liées à l’assainissement surtout des eaux usées, on se rend compte que cela pose problème.
Le méthane peut être valorisé avec la production d’énergie, le biogaz, la fertilisation avec la boue de vidange. Il faudrait développer ces systèmes qui contribueront à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Il y a un projet que nous voulons soumettre au Global Methane Hub.
Quels sont les principaux enjeux de la Cop28 pour l’Afrique ?
Les enjeux pour l’Afrique sont multiples, mais l’accès au financement est le plus important. Il y a aussi la question des aspects technologiques, même si ce n’est pas souvent évoqué. On parle aussi du marché carbone. Je ne pense pas que le potentiel soit suffisant pour prétendre à ce marché-là. Mais il y a des pays qui arrivent à en profiter. Il faut ajouter à cela le mécanisme des pertes et dommages qui devrait être un mécanisme financier répondant de façon urgente et adéquate aux exigences des pays confrontés à des catastrophes. Il faut faire appel aussi à la solidarité internationale que l’on l’oublie souvent.
Quand il y a eu des catastrophes au Maroc, en Libye ou en Turquie, il y a quand même eu une sensibilité dans ce sens. Il faut que les pays les plus pourvus, pour ne pas dire les plus développés, accentuent cette sensibilité. Quand un pays est frappé par une catastrophe, il ne faut pas penser qu’il est seul à subir les conséquences. Il y a des flux de populations qui affectent d’autres pays.
Il faut prendre en charge la question de la croissance verte qui n’est pas souvent dans l’agenda des dirigeants pour que nous puissions avoir une meilleure prise en charge de l’emploi des jeunes. La question de la transition énergétique est importante pour qu’on arrive à des énergies plus propres et plus durables. C’est un peu là les sujets qui devraient être portés par les Africains.