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[Enquête] Sénégal : mais qui sont ces civils armés tirant à balles réelles sur les manifestants ?

14 June 2023
14 min

Le gouvernement sénégalais a-t-il recours à des nervis ? La thèse d’hommes, armés par un pouvoir prêt à tout pour garder la main, s’est largement répandue dans l’opinion publique. Et le fiasco d’une récente communication de la police a renforcé l’idée d’une sous-traitance du maintien de l’ordre avec des « forces occultes ».

senegla nervis

Vêtu d’un bonnet noir, d’un tee-shirt rouge, d’un jean bleu clair et de baskets blanches, un homme, armé d’un fusil d’assaut, tire à bout portant dans le dos d’une personne, pieds nus, le drapeau du Sénégal autour du cou, courant pour sauver sa peau sur une rue où tous les commerces sont fermés. Deux autres individus s’enfoncent, en sprintant, dans un nuage de poussière. Des pierres et une pancarte sur laquelle on peut lire « Libérez les prisonniers politiques » sont sur la voirie. Tout près, un policier, avec tout son attirail, détourne le regard.

Cette toile numérique, signée Seydina Issa Sow, n’est pas tout droit sortie de l’imagination de son auteur. Loin s’en faut ! Elle s’inspire de faits réels. Le 3 mars 2021, au Sénégal, le placement en garde à vue de l’opposant Ousmane Sonko, alors accusé de « viols répétitifs » et « menaces de mort » sur une employée d’un salon de massage dakarois, a déclenché des violences sur plusieurs jours et dans de nombreuses localités du pays. Selon Amnesty International, ces évènements ont fait 14 morts dont 12 à la suite de tirs par balles.

Du 1er au 3 juin 2023, la condamnation à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse » du leader des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef) a aussi entraîné des heurts. Grâce à « des entretiens, des vidéos authentifiées et des rapports d’autopsie », l’organisation de défense des droits de l’Homme a dénombré 23 décès.

Aussitôt après la séance de communication de la police, les images complètes de ces scènes isolées sont diffusées sur les réseaux sociaux. On y distingue l’homme en question descendant d’un pick-up blanc qui transportait des policiers ou encore récupérer une arme d’un monsieur portant une casquette distinctive de la police. De l’avis du cadre de la police à la retraite, « il est clair que cet individu est du côté des forces de l’ordre qui, pouvant recevoir la consigne de s’accommoder de la présence d’étrangers, s’exposent en acceptant dans leur dispositif des non-initiés. »

Porte-parole de l’Alliance Pour la République (APR, parti au pouvoir), Seydou Guèye a déclaré sur TV5 Monde que « ce n’est pas (leur) tradition de recourir aux hommes de main puisque (leur) conviction la plus ancrée est que seul l’État est le dépositaire de la violence légitime. » Un spécialiste sénégalais des questions de défense et de sécurité, contacté par Tama Média, n’y croit pas un instant : « L’usage de pistolets automatiques ou de fusils d’assaut par les nervis caractérise une violence disproportionnée et déréglementée qui sape la légitimité des forces de défense et de sécurité auxquelles ils sont associés », a-t-il indiqué.

Le journal Le Monde, dans une enquête de près de six minutes, a divulgué des vidéos édifiantes comme celle d’un convoi de nervis entrant au siège du parti au pouvoir et a obtenu des aveux. Un procédé qui a permis d’établir un lien de subordination entre le régime en place et les hommes de main.

Dans cette production, réalisée en partenariat avec la Maison Des Reporters, une initiative sénégalaise ayant pour crédo « l’indépendance journalistique au service du public », un lutteur professionnel a reconnu avoir été payé par des responsables proches du pouvoir.

Un autre témoignage, recueilli par les deux médias, enfonce le clou : « On recevait 20.000 F CFA (30 euros) par jour. Nous nous retrouvions d’abord au siège du Parti Socialiste (PS, mouvance présidentielle) puis les jeunes (du quartier) de Colobane nous ont repérés. Ce n’était pas un endroit sûr. On est ensuite allés au siège de l’APR. Là-bas, c’était plus sûr comme base. »

Toutes choses qui amènent le cadre de la police à la retraite à dire que ce corps « a perdu sa crédibilité car les démentis à ses allégations sont formels. » Poursuivant, notre interlocuteur a assuré que « les vidéos projetées ne sont pas l’initiative de la police. Ce travail n’est pas son œuvre. Idem pour les mots prononcés. Les politiques sont derrière cette machination. »

Situation préoccupante

Sur fond de soupçons de corruption, le ministère sénégalais de l’Environnement a acquis fin 2022, pour 77 millions de dollars d’après Organised Crime and Corruption Reporters Project (OCCRP), un réseau international de journalistes, « des pistolets semi-automatiques, des munitions et des fusils d’assaut » censés servir les gardes forestiers.

Au sortir des émeutes de mars 2021, a argumenté le cadre de la police à la retraite, l’État s’est rendu compte que les forces de défense et de sécurité, à elles seules, ne peuvent pas contenir les manifestants. Cependant, a-t-il admis, le recours à des civils auxquels on fournit des armes à feu constitue un précédent dangereux : « J’ai peur pour mon pays. La circulation des armes échappe totalement au contrôle des forces de défense et de sécurité. Elles ne savent pas d’où elles viennent, qui les a achetées, où elles sont cachées et à qui elles sont remises. Les forces de l’ordre pourront-elles un jour récupérer les armes distribuées clandestinement ? Si oui, où est-ce qu’on peut les stocker en toute sécurité ? Ces questions me taraudent. »

Utilisation des lutteurs professionnels comme nervis

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Le monde de la lutte, sport traditionnel au Sénégal, est une source de recrutement d’hommes de main. C’est un secret de polichinelle. « La relation entre politiques et lutteurs, a analysé un journaliste spécialisé, est une longue histoire. De tout temps, les gens du pouvoir ou de l’opposition s’attachent leurs services comme agents de sécurité. »

En outre, a-t-il fait savoir, « les politiques sont les mécènes des lutteurs. Quand un lutteur traverse des difficultés, c’est un politique qui lui donne de l’argent pour manger à sa faim et s’habiller convenablement. Quand il a un combat, c’est lui qui achète des billets pour les supporters, finance le déplacement des fans vers l’arène, mais aussi participe aux frais relatifs à la préparation physique et mystique de l’athlète. Par conséquent, il y a un retour d’ascenseur même si c’est pour effectuer un sale boulot. Le principal problème, c’est la dépendance des lutteurs vis-à-vis des politiques. Pour éviter cela, il faut que les premiers nommés aient des métiers de secours. »

Laurent Ndiago, étoile montante de la lutte à Diamaguène (banlieue de Dakar), a déclaré dans une vidéo avoir été contacté par une femme voulant l’enrôler contre une rémunération de 400.000 F CFA (611 euros). Sur Internet, une chasse aux nervis a débuté avec des appels à témoins et le partage de vidéos et/ou photos dans le but de connaître leurs identités et adresses.

C’est la raison pour laquelle, a regretté le cadre de la police à la retraite, ils rentraient chez eux avec les armes. « Ceux qui sont aux commandes n’avaient pas les moyens de les forcer à les rendre après chaque journée. En cas de désaccord profond sur le sujet, ils pouvaient se rebeller et ébruiter la chaîne de commandement. Voilà l’un des risques de ce type d’ententes. » La « répression des contestations politiques » n’en vaut pas le coup aux yeux de l’expert en défense et sécurité pour qui « la justice sénégalaise semble très peu encline à s’intéresser » à cette connivence.

Quelles suites judiciaires ?

Les responsabilités n’ont toujours pas été situées par rapport aux morts de mars 2021. Dans ce contexte, Amnesty International porte la voix des familles éplorées exprimant un « besoin de vérité et de justice ». 

À l’occasion du Conseil des ministres du 7 juin dernier, le président Macky Sall, à qui il est prêté l’intention de briguer un 3e mandat, a salué « le professionnalisme remarquable et la posture républicaine efficace des forces de défense et de sécurité qui ont permis de maîtriser, malgré tout, la violence sans précédent des attaques malveillantes, et d’arrêter les actes de vandalisme et de grand banditisme relevés. » Le chef de l’État a aussi « ordonné l’ouverture immédiate d’enquêtes judiciaires pour faire la lumière sur les (récents) évènements. »

Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme a plaidé pour des investigations « rapides, indépendantes et approfondies » pour que « toutes les personnes responsables d’un usage de la force injustifié ou disproportionné rendent compte de leurs actes quels que soient leur statut ou affiliation politique. »

Dans un communiqué, daté du 13 juin, Abdou Karim Diop, le Procureur de la République, a précisé que « 410 personnes » ayant « participé aux manifestations » de juin et « impliquées dans des faits à caractère criminel » ont été interpellées. Le document annonce notamment que le représentant du ministère public a requis « une information judiciaire » contre des individus « pour des faits d’associations de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste, participation à un mouvement insurrectionnel, actions diverses causant des dommages aux personnes ou à leurs biens, actes et manœuvres de nature à compromettre la sécurité publique. »

Invoquant entre autres la nécessité « d’une libre circulation des personnes et des biens », à une dizaine de jours « de la fête de Tabaski (Aïd el-Kébir) », la Préfecture de Dakar a refusé toutes les demandes de marches ou de rassemblements formulées par des « entités politiques ou mouvements de soutien » pour la période allant du 9 au 16 juin 2023.