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« Moi capitaine » : l’odyssée tragique des candidats à l’immigration

16 août 2024
7 min

Alors que les autorités marocaines viennent d’annoncer l’instauration d’un visa pour les ressortissants ivoiriens à compter du 1er septembre prochain. La mesure présentée comme un essai durera deux ans. L’objectif affiché est de lutter contre la migration irrégulière. Le Maroc est l’un des points de transit de milliers de migrants africains qui tentent de rallier les côtes méditerranéennes mais il n’était pas le seul pays du Maghreb à être utilisé comme point de transit. Chaque année pendant l’été (juin, juillet et août, correspondant à la période la plus chaude et la plus ensoleillée de l’année dans l’hémisphère Nord), le taux de transit et de traversées de la mer augmente considérablement, et cela avec son lot de drames et de naufrages. C’est l’occasion de revenir sur l’un des derniers films qui dépeint avec force ces drames liés à l’immigration clandestine. Il s’agit de « Moi capitaine » du réalisateur italien Matteo Garrone.


Le film sorti en janvier 2024 met en scène le périple de Seydou et Moussa, deux adolescents sénégalais qui décident de quitter Dakar pour l’Italie. Le réalisateur, auteur de films sociétaux engagés et salués par la critique (Gomorra en 2008, Dogman en 2018), signe ainsi un nouveau pamphlet politique qui donne à voir la violence de cette traversée clandestine.

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Pour cette œuvre, sortie en salle début janvier, le film a remporté une double récompense : Matteo Garrone a reçu le Lion d’argent de la meilleure réalisation à la Mostra de Venise et le prix Marcello Mastroianni du jeune espoir a été attribué à Seydou Sarr, le héros du film. Un symbole fort pour le cinéaste italien dont le pays est une porte d’entrée vers l’Europe.

Un message politique adressé à l’Italie, dirigée par l’extrême-droite de Giorgia Meloni, présidente du Conseil italien, qui a misé sur un rejet des migrants pour arriver au pouvoir. Cette récompense n’a pourtant rien d’étonnant car Matteo Garrone évite l’écueil du film cliché ou misérabiliste. Dès les premières images, le film nous plonge dans la vie heureuse que mènent Seydou (Seydou Sarr) et Moussa (Moustapha Fall) à Dakar, avant de se jeter sur la route de l’exil. 

Les spectateurs découvrent deux cousins, leur complicité, leurs sourires et leur joie de vivre. Ces deux garçons sont comme tous les adolescents du monde : des rêves et des envies plein la tête. Matteo Garrone décide de traduire l’innocence et l’insouciance des deux copains avec un premier plan qui débute dans la petite maison familiale de Seydou. Alors que ses sœurs s’amusent, il est réveillé par le bruit. À l’extérieur, une petite fille met du vernis à ongles, plus loin une femme s’apprête pour le Sabar (fête traditionnelle sénégalaise). 

Le soir venu, Seydou et Moussa sont à la fête. Ils jouent du djembé pendant que la mère de Seydou, ses sœurs et les femmes du quartier se déhanchent au son du tam-tam. Le lendemain, les deux complices filent à l’école avant de découvrir le monde sur leur smartphone : séries, musique, films… Leurs regards pétillants cachent pourtant un secret : quitter l’Afrique pour l’Europe. Là où ils pensent que l’herbe est plus verte et où tout est plus facile. Est-ce cette pensée magique qui donne envie à une partie de la jeunesse africaine de migrer en Europe ? 

« Tu penses que l’Europe, c’est mieux que l’Afrique ? »

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Le tour de force du réalisateur est d’inverser les rôles, les préjugés, les points de vue et d’humaniser les migrants. Les candidats à l’immigration ont une vie, une famille et des parents qui ne veulent pas les voir partir. La naïveté de Moussa et Seydou contraste avec la clairvoyance des adultes qui savent que le chemin vers l’Europe est un cimetière à ciel ouvert : « Qui t’a donné ces idées ? Tu dois rester ici et respirer le même air que moi (…) », menace la maman de Seydou quand elle découvre les intentions de son fils.

« Tu vas rejoindre des tas de cadavres morts en mer », finit-elle par lui dire. Un autre homme les met aussi en garde sans parvenir à convaincre les deux amis de renoncer à leur projet. « Ce que vous voyez à la télé, ce n’est pas la réalité. Tu penses que l’Europe, c’est mieux que l’Afrique ? Allez-y si vous voulez mourir ! » Seydou commence ainsi à douter, mais Moussa le rassure : « Tu as peur ?” (…) Tu vas devenir une star. »

Sous le soleil brûlant du Sahara, les cousins devront compter sur leur bonne étoile pour atteindre leur eldorado. Ce voyage va faire voler en éclats leur enfance et leur insouciance pour leur faire basculer dans un monde où les migrants déchantent. 

« Ici, c’est la Libye : argent ou prison ! »

Le cinéaste italien dépeint avec justesse la traversée dans le désert qui mène du Sénégal à l’Italie : depuis Dakar, le chemin vers l’Europe passe par la Libye de feu Mouammar Kadhafi. Un pays déstabilisé depuis la chute du dictateur, en proie à des milices armées. Les hommes sont déshabillés, frappés et dépouillés de leur argent par des mafias libyennes. Des images qui renvoient à la traite négrière.

Moussa qui a tenté de cacher ses économies sera immédiatement jeté en prison. Le sort de Seydou ne sera pas plus enviable. Triés par nationalité, les migrants sont séparés et placés dans des camps sous la garde de geôliers qui vont les torturer physiquement et psychologiquement : « Je suis votre intermédiaire, je parle votre langue, je suis là pour vous aider (…) Appelez vos parents, c’est 800 dollars pour votre vie et vous serez libérés. » Le long-métrage entre dans une séquence sombre : autorités corrompues, passeurs qu’il faut payer, désert du Sahara jonché de migrants morts, geôles libyennes, travail forcé, hommes battus, vendus, torturés, enchaînés et réduits en esclaves en Libye. 

Les images sont parfois insoutenables, ad nauseam. Un périple violent et mortifère vers l’Europe que Matteo Garrone développe longuement pour permettre à chacun de s’interroger. Quelle est la responsabilité des organisations africaines qui laissent de tels crimes se dérouler sur son territoire ? Quelle est celle de l’Europe qui ferme ses frontières et deale avec des États africains pour contenir les migrants, contribuant indirectement à ce crime contre l’humanité ? 

« Vous allez nous laisser mourir… »

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Quand Seydou et Moussa parviennent enfin à prendre le bateau pour l’Italie, ils ne sont toujours pas au bout de leur peine. Seydou est contraint à mener hommes, femmes et enfants en acceptant la lourde tâche de conduire le bateau. Quand il appelle à l’aide les garde-côtes pour sauver une femme enceinte sur le point d’accoucher à bord, personne ne vient. Le jeune sénégalais insiste, appelle à plusieurs reprises puis se résigne : « Je sais que vous voulez nous laisser mourir (…) Je vais prendre mes responsabilités et les emmener en Italie et personne ne va mourir. » L’adolescent n’est plus un enfant mais un adulte.

Ce périple l’a mué en homme et a fait de lui un capitaine. Qui sont ces migrants qui débarquent en Europe ? Que viennent-ils chercher ? Pourquoi ne restent-ils pas chez eux ? À toutes ces questions, Matteo Garrone répond avec finesse et humanisme. C’est peut-être cela la leçon à retenir : chacun devrait être libre de larguer les amarres sur la terre de son choix et rester le capitaine de sa vie.