Le président tunisien Kais Saied, qui accapare tous les pouvoirs depuis l’été 2021, a récemment annoncé la dissolution prochaine des conseils municipaux, formés en 2018 et considérés comme un acquis important de la jeune démocratie tunisienne après la Révolution de 2011. Une décision qui intervient alors que le président est déjà accusé de transformer la Tunisie en une dictature en muselant l’opposition mais aussi plus récemment en faisant une chasse aux migrants subsahariens dans le pays.
Une campagne d’arrestations des opposants
«Nous sommes tous en liberté provisoire ». Au bout du téléphone, Saadia Mosbah est visiblement inquiète. Cette responsable de l’association M’nemty, qui lutte contre les discriminations et le racisme en Tunisie, craint d’être victime, elle aussi, de la vague d’arrestations que connaît son pays ces dernières semaines. «J’ai peur d’être arrêtée, comme tous les militants d’ailleurs », dit-t-elle. Cette peur des arrestations, Saadia Mosbah n’est pas la seule à la redouter.
Rached Ghannouchi, le leader du parti islamiste Ennhada, n’échappe pas aux allers-retours dans les tribunaux. «La campagne d’arrestations, de détentions et de répression vise à retourner le pays à la période de la dictature », a lâché, une colère à peine dissimulée, l’ancien chef du gouvernement tunisien qui s’exprimait le 21 février devant le tribunal de Tunis où il venait d’être auditionné pour des faits liés à « la sécurité nationale ». Des accusations que le chef du parti islamiste réfute. «L’interrogatoire de Ghannouchi s’inscrit dans le contexte de son accusation mensongère et calomnieuse qui lui prête le fait de traiter les forces de sécurité de tyrans », a dénoncé, dans la foulée, son parti.
L’interpellation du leader d’Ennahdha n’est qu’un épisode dans un long feuilleton fait d’arrestations, d’intimidations et d’utilisation des tribunaux militaires pour juger des opposants. Hommes d’affaires, politiques et responsables des médias sont mis en détention sous différents prétextes. Selon l’ONG Human Rights Watch, les autorités tunisiennes ont arrêté trois personnes critiques à l’égard du président Kais Saied depuis le 22 février, portant à au moins 12 le nombre de personnalités publiques jugées critiques envers lui derrière les barreaux. Les autorités ont arrêté trois dirigeants de l’opposition, Chaima Issa et Issam Chebbi le 22 février, et Jaouhar Ben Mbarek le 24 février, dénonce l’ONG.
Pour les traîner devant les tribunaux, le président tunisien, Kaïs Saied a justifié son action par « la trahison » de certaines figures de l’élite politique et associative de son pays. « Nous ne sommes pas des traîtres », a répliqué Saadia Mosbah qui se dit être, en même titre que d’autres, « mise au banc des accusés puisqu’on nous accuse d’être des traîtres ». « Après s’être attribué la supervision du ministère public et limogé des juges à droite et à gauche, le président Saied s’en prend désormais à ses détracteurs en toute liberté », a déclaré Salsabil Chellali, directrice du bureau de Human Rights Watch à Tunis. « Saïed les traite de terroristes et sans même prendre la peine de prétendre réunir des preuves crédibles. » Pour sa part, Bessam Trifi, président de la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme considère que « les récentes interpellations et les placements en dépôt de personnalités politiques ou de journalistes n’ont rien à voir avec la reddition des comptes ou la lutte contre la corruption, c’est un règlement de compte pur et simple qui ne vise que les opposants de Kaïs Saïed ».
En plus de ces accusations, les opposants tunisiens font face à une nouvelle donne : depuis quelques temps, ils sont jugés par des tribunaux militaires, qui se substituent aux civils depuis juillet 2021 lorsque le chef de l’Etat tunisien a décidé de dissoudre le parlement. Officiellement, cette décision est justifiée par l’implication des juges civils dans des activités politiques, observe un journaliste tunisien. Mais Les tribunaux militaires tunisiens ne « sont pas dotés de l’indépendance requise par le droit international, et ces poursuites répressives et injustes doivent cesser immédiatement », a fustigé Amna Guellali, directrice adjointe pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord à Amnesty International.
Une vague raciste avec la bénédiction du président Kaïs Saïed ?
En plus de cette montée en puissance de la répression, la Tunisie connaît une vague raciste contre les migrants subsahariens. Le 21 février, la présidence de la République de Tunisie a publié un communiqué aux relents racistes, évoquant des « hordes de migrants clandestins » dont la présence en Tunisie serait, selon lui, source de « violence, de crimes et d’actes inacceptables ». Insistant sur « la nécessité de mettre rapidement fin » à cette immigration, il l’a assimilée à « une volonté de faire de la Tunisie seulement un pays d’Afrique et non pas un membre du monde arabe et islamique ». Plus inhabituel, le document dénonce « un plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie ». Cela s’est traduit par des actes de violences à l’encontre migrants subsahariens, rapportent des défenseurs tunisiens des Droits de l’Homme. Cette rhétorique donne « une prime à la violence » aux ultranationalistes, comme le mystérieux parti « national tunisien » qui a déjà lancé des appels à l’expulsion de ces migrants, se désole Saadia Mosbah, qui estime qu’étant « noire de peau » malgré sa nationalité tunisienne, elle craint d’être « confondue » dans la mêlée.
Cette « chasse » aux migrants ne se limite pas à ceux qui sont venus en Tunisie de manière irrégulière. Un journaliste ivoirien, que nous avons contacté, a exprimé son inquiétude de se voir expulsé. « Je suis cerné de toute part. Je ne dois pas vous parler », a-t-il indiqué, la peur au ventre. L’homme gère un média en ligne, mais reste anonyme. Il décrit une « peur généralisée » de la part des migrants africains. Pour éviter d’être renvoyé dans son pays comme ce fut le cas de dizaines de ses compatriotes, le jeune journaliste dit sortir peu.
Des organisations internationales, comme l’Union africaine, et l’Union européenne, ont dénoncé les propos de la présidence tunisienne. Des manifestations dénonçant ces propos ont également eu lieu dans différentes régions de Tunisie, notamment à Tunis où des associations ont dénoncé le « racisme ». Cela a poussé le président Kaïs Saïed à nuancer ses propos en rappelant son respect des « peuples africains ». « L’incitation contre les Africains subsahariens a commencé il y a quelque temps, mais la position du président de la République en faveur de l’orientation raciste a déchaîné les mains d’un public populiste contre nos frères qui vivent parmi nous en Tunisie », relève le journaliste tunisien Samir Bouaziz pour qui « la responsabilité première de protéger les immigrés, les réfugiés et les étudiants d’Afrique subsaharienne appartient à l’État et à ses institutions », or, « il a été démontré qu’il les a abandonné et justifie les comportements racistes ». Et au-delà de la rhétorique, les données de l’Institut national tunisien des Statistiques ont démontré que « le taux des migrants subsahariens ne dépasse pas les 36% de l’ensemble de la population migratoire, constituée en majorité de ressortissants de pays maghrébins ou arabes qui, eux, ne sont pas inquiétés », relève Saadia Mosbah.
Ce tour de vis imposé par Kaïs Saïed sur les libertés dans son pays fait suite à une feuille de route imposée depuis l’été 2021. L’ancien professeur de droit constitutionnel était élu en 2019 sur la base d’un programme dont le point focal était de sortir le pays du « pouvoir des partis » pour retourner au système présidentiel fort. Il a dissout l’Assemblée nationale et organisé, en décembre et janvier derniers, des élections législatives qui n’ont capté qu’autour de 10% du corps électoral. Elles étaient rejetées par la majorité des partis politiques qui se livrent ainsi à un bras de fer avec le président de la République qui multiplie les arrestations.