Quelques semaines après une attaque meurtrière sur la base de l’armée tchadienne dans la localité de Barakaram, attribuée à des éléments de Boko Haram et qui a fait officiellement une quarantaine de morts dans le rang de l’armée régulière, et avant les législatives de fin décembre, le ministère tchadien des Affaires étrangères a annoncé, dans un communiqué diffusé le 28 novembre, la rupture des accords de coopération militaire avec la France. Alors que l’administration Macron envisageait ces derniers mois de réduire drastiquement l’effectif de ses troupes engagées au Tchad et ailleurs sur le continent. Comment les Tchadiens ont accueilli cette nouvelle ?
C’est la fin d’une ère qui dure depuis les années d’indépendance. « Historique », a clamé N’Djamena quant à sa récente décision de rompre sa coopération militaire avec Paris. Le 28 novembre, quasiment à la surprise générale, le Tchad a décidé de manière unilatérale de se passer des accords de coopération militaire signés avec la France – en 1976 et révisés en 2019. C’est la deuxième fois que ce pays sahélien décide de renoncer à la coopération militaire avec l’ancienne puissance coloniale, a rappelé auprès de Tama Média Dr. Sali Bakari, historien à l’École Nationale Supérieure (ENS) de N’Djamena, citant ainsi la rupture de 1975 sous le régime du général Félix Malloum (1975-1979) « marqué par une instabilité politique et des guerres mettant aux prises plusieurs groupes armés ».
Le peuple pense que c’est un jeu du pouvoir
Cette décision qui reflète dans une certaine mesure la volonté populaire exprimée depuis des années a été applaudie dans les rues de N’Djamena et ailleurs par quelques manifestations autorisées alors que le pouvoir a rarement autorisé des manifestations ces derniers mois. Néanmoins ces marches de soutien furent bien moins mobilisatrices comparées aux manifestations de soutien comme on avait observé dans les pays membres de la Confédération de l’Alliance des États du Sahel (Burkina Faso, Mali et Niger), où le départ des troupes françaises – sur fond des tensions – avait été célébré en grande pompe par les populations mobilisées autour des dirigeants en treillis de ces trois États-là. À la place des marches populaires, à N’Djamena, des organisations pro-gouvernement et certains partis politiques se sont contentés, pour le moment, de simples communiqués pour exprimer leur adhésion à cette dénonciation des accords.
« Le problème est qu’ici, au Tchad, on considère la France et ses soldats comme le soutien de la famille Déby qui est au pouvoir depuis trois décennies. Et là, c’est le gouvernement, sous l’impulsion du président Mahamat Idriss Déby Itno, qui décide de mettre fin à cette coopération. Donc le peuple pense que c’est un jeu (du pouvoir) », analyse pour Tama Média Yamingué Betinbaye, docteur en géographie politique à l’Université de N’Djamena.
Ce que soutient Thierry Vircoulon, chercheur associé à l’Institut français des Relations internationales (Ifri), qui évoque le contexte électoral qui se dessine. « Le président Mahamat veut apparaître comme l’homme du renouveau mais qui, malheureusement, n’a rien de nouveau à annoncer aux Tchadiens. Il a trouvé en cette décision qui satisfait tous les Tchadiens y compris ceux de l’opposition une façon simple de leur donner l’impression d’un changement avant les élections législatives de décembre 2024 », a-t-il avancé le 28 novembre dans une intervention sur TV5 Monde.
« Il faut un calendrier précis et détaillé assorti d’un horizon à très court terme »
Depuis l’adoubement de Mahamat Idriss Déby à la tête de la transition politique en avril 2021 par le président Emmanuel Macron, les soldats français en terre tchadienne sont dans le viseur des partis politiques de l’opposition et des organisations de la société civile. Plusieurs manifestations contre leur présence ont été étouffées par le régime alors de transition. « Si c’était le peuple tchadien qui avait forcé le gouvernement à mettre fin à cette coopération, la décision allait sans doute être célébrée (par les populations et les organisations militant pour le départ des troupes françaises du pays, NDLR). Mais là, ce n’est pas le cas », estime l’universitaire Betinbaye.
Depuis l’annonce, des organisations pro-gouvernement et des partis politiques ont publié des communiqués pour soutenir la rupture décidée par les autorités. « On nous a habitués avec des manifestations en grande pompe quand il s’agit de soutenir le gouvernement. Mais cette fois-ci, il semble que le gouvernement cherche à faire passer cette décision en douceur », relève de son côté Dr. Sali Bakari de l’ENS. Dans un circulaire du 5 décembre, adressé aux gouverneurs des provinces, le ministre de l’Administration du territoire, Limane Mahamat, a instruit à l’effet d’interdire toute manifestation sur la voie publique en rapport avec la dénonciation des accords en matière de coopération militaire avec la France. Seules les manifestations dans des espaces fermés sont autorisées.
Chez Wakit Tamma, une plateforme citoyenne qui a tenté de manifester à trois reprises contre la présence militaire française au Tchad, en 2021 et 2022, l’heure n’est pas à la jubilation. La plateforme dit prendre acte de la décision et exige que les autorités s’assument et aillent jusqu’au bout de cette dénonciation. « Il faut un calendrier précis et détaillé assorti d’un horizon à très court terme qui soit mis en place pour matérialiser le processus de départ des troupes françaises du Tchad », a plaidé dans un point de presse son porte-parole Soumaïne Adoum. En plus, la plateforme réclame l’indemnisation des manifestants fauchés ou blessés lors de la marche du 14 mai 2022. Enfin, elle va encore plus loin en demandant la rupture des coopérations économiques et culturelles avec l’ancienne puissance coloniale.
Du côté des auto-proclamés panafricanistes de l’Alliance Umoja-Toumai, c’est la réserve. La branche locale de l’organisation projetait d’organiser des manifestations de grande envergure dans les villes où sont présentes les troupes françaises, en l’occurrence Faya-Largeau, Abeché et N’Djamena. Pour Mamadou Doudet, un des membres du mouvement, la déclaration sur ce sujet du président Mahamat Déby ( du 1er décembre) prête à confusion. « Il a bien dit que cette rupture ne concerne que l’accord de coopération militaire dans sa configuration actuelle. Autrement dit, un nouvel accord peut être signé à tout moment », a-t-il laissé entendre sur le plateau de l’édition spéciale du 29 novembre de Tchadinfos.
Dans sa déclaration à la presse, le chef de l’État a en effet indiqué qu’ils ont « décidé de mettre un terme à cette coopération militaire pour réorienter (leur) partenariat avec la France sur des domaines qui auront plus d’impact positif sur le quotidien de (leurs) populations respectives. » Or, le but de Umoja-Toumai est de se défaire de « l’impérialisme », précise M. Doudet. « Nous ne sommes pas seulement contre la politique française mais contre tout autre État qui, par les liens de coopération, veut nous faire marcher selon sa volonté », a-t-il martelé, mettant en garde les autorités contre une possible alliance militaire avec d’autres puissances comme la Russie – supposée activement proche du Palais rose de N’Djamena.
« C’est une page qui se tourne »
Un des maillons clés de la présence militaire française en Afrique, puisqu’il s’agit du dernier point d’ancrage de la France au Sahel, le Tchad n’était pas considéré parmi les pays positionnés pour une rupture aussi brutale des relations sécuritaires avec Paris, a souligné Dr. Yamingué Betinbaye de l’université de N’Djamena. Il faut rappeler que sa présence militaire a permis d’établir des bases militaires et de renforcer les programmes de coopération en matière de sécurité, essentiels dans une moindre mesure pour améliorer les capacités militaires du pays face à des menaces croissantes.
C’est en vertu de ces accords dénoncés que la France a pu mener quatre grandes opérations militaires, aux bilans contrastés, avec le Tchad ou à partir de son territoire : l’Opération Manta (1983-1984) déclenchée en réponse à l’agression libyenne et aux troubles internes, l’Opération Épervier (1986-2014) ayant permis à la France d’établir une présence militaire permanente pour protéger le régime tchadien contre diverses menaces, l’Opération Serval en 2013 bien que principalement centrée sur le Mali, et enfin l’Opération Barkhane (lancée en 2014) en remplacement de Serval pour combattre auprès des gouvernements concernés les groupes qualifiés de jihadistes dans la région du Sahel.
Dans son point de presse du 1er décembre 2024, le président Déby fils a déclaré qu’« au fil du temps, cet accord est devenu obsolète, complètement obsolète ». Car, a-t-il voulu justifier, « il ne correspondait plus, ni aux réalités sécuritaires, géopolitiques et stratégiques de notre temps, ni à nos attentes légitimes quant à la pleine expression de notre souveraineté. » Et de vouloir rassurer que « le Tchad n’est nullement dans une logique de remplacement d’une puissance par une autre, encore moins dans une approche de “changement de maître” ». Mais, pour certains observateurs, cette rupture, qui remet en question un pilier des relations franco-tchadiennes, soulève des inquiétudes concernant l’avenir des relations entre les deux pays. « C’est une page qui se tourne » pour l’ex-puissance coloniale « après des années de soutien militaire et alors que la France a sauvé à plusieurs reprises le pouvoir » du père du dirigeant tchadien, Idriss Déby, conclut Wolfram Lacher, du think tank allemand SWP.