Gynécologue-obstétricien, spécialiste de la chirurgie reconstructive, Denis Mukwege réparait jusque-là des femmes victimes de violences sexuelles en République démocratique du Congo. En se présentant à l’élection présidentielle du 20 décembre prochain, le prix Nobel de la paix 2018 espère avoir l’opportunité de soigner son pays dont la partie orientale est affectée, depuis près de 30 ans, par des guerres interminables.
« J’accepte d’être votre candidat à la présidence de la République démocratique du Congo ». Le 2 octobre dernier à Kinshasa, deux mois avant l’ouverture de la campagne électorale, le Docteur Denis Mukwege annonce officiellement sa candidature à la magistrature suprême. Prix Nobel de la paix en 2018 pour son combat contre les violences sexuelles à l’encontre des femmes, dans l’Est de la République démocratique du Congo (RDC) en proie à des conflits meurtriers, il fait son entrée dans l’arène politique après plus de vingt ans d’engagement militant.
Ce lundi-là, celui que l’on surnomme « l’homme qui répare les femmes » détaille son programme axé sur 12 piliers pour convaincre ses compatriotes de lui confier les rênes d’un pays de 2,3 millions de km2 au cœur de l’Afrique. L’objectif de Denis Mukwege fait écho à son combat de toujours : bâtir un plan de paix pour les femmes et la RDC. Ce médecin militant aura hésité longtemps avant d’échanger sa blouse blanche contre le costume d’homme politique.
À la foule venue l’acclamer lors de son meeting, il déclare ceci : « Je suis prêt. (…) Je me suis longtemps abstenu de répondre à cet appel. Ce n’était pas à moi de m’engager », mais désormais « j’accepte d’être votre candidat à la présidence de la République démocratique du Congo ». Dans son allocution, Denis Mukwege promet de « soigner son pays » comme il l’a fait avec les femmes victimes de crimes de guerre. C’est cette bataille contre les violences sexuelles, subies par des milliers de femmes et d’enfants en RDC, qui va le hisser sur la scène internationale et conforter la renommée qui est la sienne aujourd’hui.
En réalité, « docteur miracle », un autre de ses surnoms, a toujours eu un pied en politique. Il suffit pour s’en convaincre d’écouter ses discours tranchés et ses prises de position sans équivoque prononcés dans les provinces du Kivu ou à l’étranger. Il y a cinq ans, lorsque le monde l’auréole du prix Nobel de la paix, les jurés de la prestigieuse récompense faisaient aussi résonner une voix parmi les plus critiques envers le régime du président d’alors, Joseph Kabila.
Ressorts d’un engagement politique
« Dans la nuit tragique du 6 octobre 1996, des rebelles ont attaqué notre hôpital de Lemera, dans le Sud-Kivu. Plus de trente personnes ont été tuées. Les patients ont été massacrés sur leur lit à bout portant. Incapable de fuir, le personnel a été tué de sang-froid. Je n’aurais jamais pu imaginer que ce n’était que le début. Contraints de quitter Lemera en 1999, nous avons créé l’hôpital Panzi à Bukavu où je travaille encore aujourd’hui en tant que gynécologue-obstétricien. Le premier patient admis était une victime de viol qui avait reçu une balle dans les parties génitales », a un jour raconté Denis Mukwege.
Lorsqu’il décrit ses horreurs, il nomme aussi ceux qui en sont selon lui les responsables : « Ce qui s’est passé à Kavumu et ce qui se passe encore dans de nombreux autres endroits de la RDC, comme les viols et les massacres à Béni et au Kasaï, a été rendu possible par l’absence d’État de droit, l’effondrement des valeurs traditionnelles et le règne de l’impunité, notamment pour les personnes au pouvoir. »
Bien avant ce discours aussi puissant qu’émouvant, Denis Mukwege avait déjà dénoncé la classe politique congolaise dans une autre allocution tout aussi bouleversante au Parlement européen qui lui a décerné, en octobre 2014, le prix Sakharov pour son action en faveur des droits humains. « La région où je vis est l’une des plus riches de la planète. Pourtant, l’écrasante majorité de ses habitants vit dans une extrême pauvreté liée à l’insécurité et à la mauvaise gouvernance. Le corps des femmes est devenu un véritable champ de bataille, et le viol est utilisé comme une arme de guerre (…) », a-t-il dit, à Strasbourg (France) le 26 novembre 2014, devant les parlementaires européens.
Pour le Docteur Mukwege, l’État congolais, par son inefficacité, est responsable des atrocités commises sur les femmes dans l’Est du pays. Il refuse donc de passer ses crimes sous silence : « Comment me taire quand, depuis 15 ans, nous voyons ce que même un œil de chirurgien ne peut s’habituer à voir ? Comment me taire quand nous savons que ces crimes contre l’humanité sont planifiés avec un mobile purement économique ? Comment me taire quand ces mêmes raisons économiques ont conduit au viol comme stratégie de guerre ? (…) Quel est cet être humain doué de conscience qui se tairait quand on lui emmène un bébé de six mois dont le vagin a été détruit soit par la pénétration brutale, soit par des objets contondants, soit par des produits chimiques ? »
Ce plaidoyer, à l’accent politique qui va émouvoir l’assistance aux larmes, en disait long sur la détermination et la nature humaine de ce chirurgien-gynécologue engagé pour la cause des femmes. S’adressant à ses concitoyens, il prévenait déjà : « C’est à nous, le peuple congolais, de façonner nos lois, notre justice et notre gouvernement pour servir nos intérêts à tous, et pas seulement ceux de certains (…) Notre pays est malade mais, ensemble, avec nos amis de par le monde, nous pouvons et nous allons le soigner. » Neuf ans après ce discours mémorable, il joint l’acte à la parole en annonçant sa candidature à la Présidentielle de décembre 2023.
Servir quoi qu’il en coûte
« Docteur miracle », comme le surnomme affectueusement ces femmes, a réparé plus de 50.000 corps mutilés dans l’hôpital de Panzi, un établissement médical et une fondation situés à Bukavu. Son combat pour la défense et la protection des femmes ainsi que des enfants le met en danger à plusieurs reprises. En 2012, il est la cible d’une nouvelle tentative d’assassinat à son domicile, quelques semaines après avoir fustigé, à la tribune des Nations Unies, les crimes de guerre en cours dans son pays et demandé que les milices en cause soient traduites devant la justice.
Par sa lutte contre les violences faites aux femmes, aux enfants et même aux nourrissons, il est de fait devenu le porte-parole des millions de civils menacés par les exactions des groupes armés dans l’Est de la RDC. Fils d’un pasteur pentecôtiste et né le 1er mars 1955 dans ce qui est alors le Congo belge, Denis Mukwege a fait ses études de médecine au Burundi voisin. En rentrant au pays, il exerce à l’hôpital de Lemera, au Sud du chef-lieu du Sud-Kivu, où il découvre les difficultés des femmes qui, faute de soins appropriés, souffrent régulièrement de complications lors de leurs accouchements.
Après une spécialisation en gynécologie-obstétrique à Angers, dans le Centre-Ouest de la France, il retourne à Lemera en 1989 pour diriger le service gynécologique. Lorsque la première guerre éclate en 1996, l’établissement est totalement dévasté. Trois ans plus tard, il crée l’hôpital et la fondation de Panzi à Bukavu où il vit sous la protection de soldats de la Mission de l’Organisation des Nations Unies pour la stabilisation en RD Congo (Monusco).
Cet établissement de soins est aussi un lieu de reconstruction physique et psychologique pour permettre aux femmes d’accoucher convenablement. Le centre devient rapidement un lieu de refuge et une clinique de chirurgie réparatrice pour les femmes à mesure que le Kivu sombre dans la deuxième guerre (1998-2003) et ses viols de masse. En 2016, le combat de Denis Mukwege est porté à l’écran par le réalisateur belge Thierry Michel dans son documentaire intitulé « L’homme qui répare les femmes : la colère d’Hippocrate ».
Le médecin prend aussi la plume avec « Réparer les femmes, un combat contre la barbarie » coécrit avec Guy-Bernard Cadière en 2014 et « La force des femmes » publié en 2021 aux éditions Gallimard. À l’étranger, il reçoit de nombreuses distinctions. Mais ce n’est qu’en 2020 que les autorités de son pays lui apportent un soutien officiel par la voix du président Félix Tshisekedi, élu un an plus tôt.
En mai 2021, quand le président rwandais Paul Kagame, semblant mettre en doute les massacres perpétrés dans l’Est de la RDC dans les années 1990-2000, l’accuse d’être « un outil de forces que l’on ne voit pas », le président Tshisekedi réplique aussitôt : le Docteur Mukwege « est une fierté nationale… Il a tout notre soutien ».
Le candidat de la rupture
Aujourd’hui, à 68 ans et après plus de 20 ans d’engagement militant sans relâche et de don de soi, sur qui pourra compter le « docteur miracle » dans son projet politique ? Sur la ligne de départ, le Docteur Mukwege se retrouve notamment face à Félix Tshisekedi, candidat à sa propre succession lors du scrutin général prévu le 20 décembre prochain. Le chef de l’État sortant semble marcher sur les pas du prix Nobel de la paix en faisant du retour de la paix en RDC, un de ses principaux thèmes de campagne.
Deux autres poids lourds de la politique congolaise ont eux aussi fait acte de candidature. Il s’agit de l’ex-candidat à la Présidentielle de 2018, Martin Fayulu et de l’actuel gouverneur de la riche région minière du Katanga, l’homme d’affaires Moïse Katumbi. L’ancien Premier ministre sous l’ère Joseph Kabila, Adolphe Muzito pour ne pas le nommer, est également dans les starting-blocks. Augustin Matata Ponyo, de son côté, a finalement décidé de se ranger derrière Katumbi. Au total, les 44 millions d’électeurs devront départager 26 candidats pour ce scrutin à un seul tour.
Outre son parcours militant et sa stature internationale, « l’homme qui répare les femmes » s’est appuyé sur deux structures pour battre campagne : la première issue de la société civile, l’Appel patriotique, et la seconde plus politique, l’Alliance des Congolais pour la Refondation de la Nation (ARCN).
Son programme dévoilé sur les réseaux sociaux, Denis Mukwege l’égrène de meeting en meeting. Le 30 juin dernier, jour anniversaire de l’indépendance du pays, il estimait que 63 ans après, la RDC n’était « toujours pas un État réellement souverain » et appelait dès lors à une « révolution démocratique » pour « permettre l’émergence d’un véritable leadership ».
Une critique qui s’adressait également au président Félix Tshisekedi à qui il reprochait déjà en 2021 la promotion d’un ex-chef rebelle à la tête d’un programme de désarmement, démobilisation et réintégration des groupes armés. Déterminé à rétablir la paix civile, le candidat Mukwege réclame un tribunal international pour juger les crimes commis depuis près de 30 ans dans l’Est congolais et plaide pour une « justice transitionnelle » pour panser les plaies des populations meurtries.
Marié et père de cinq enfants, ce médecin militant mêle l’intime au politique car « l’homme qui répare les femmes » veut désormais guérir son pays. « Chaque femme violée, je l’identifie à ma femme. Chaque mère violée, je l’identifie à ma mère. Chaque enfant violé, je l’identifie à mes enfants (…) », a-t-il affirmé en 2014 face aux parlementaires européens. C’est sans doute pour cette raison que Denis Mukwege ne cessera jamais de mener son combat quelle que soit la tenue qu’il enfile et la scène depuis laquelle il s’exprime de sa voix douce et empreinte de gravité.